Les adultes ne sont pas nécessairement plus matures que les enfants

À partir d’un tout petit fait tiré du quotidien, Yasmina Reza jubile et trace à la ligne claire et au vitriol, le portrait de bobos satisfaits et sûrs de leurs droits. Le tableau qu’elle nous peint n’est pas joli joli, c’est un carnage. Mais c’est à mourir de rire.


Arthur Jugnot met en scène "Le dieu du carnage", de Yasmina Reza, comme un match de catch à quatre.

Qu’il est réjouissant d’assister à une grosse engueulade. Si en général les témoins d’une prise de bec ressentent de la gêne dans la vraie vie, en être le spectateur au théâtre ou au cinéma procure une joie incommensurable. C’est dans un tel moment que la fiction réussit à exprimer tout haut ce que la bienséance et le vernis social nous poussent à penser tout bas. Il y a dans le répertoire théâtral quelques engueulades célèbres. "Qui a peur de Virginia Woolf" d’Edward Albee fait à ce titre figure de classique indémodable. "Le dieu du carnage" de Yasmina Reza n’est pas en reste.

Deux couples de parents se rencontrent pour régler à l’amiable le coup de bâton que le fils des uns a donné sur la figure du fils des autres, lui brisant deux dents. Au début, le ton est civilisé, on rédige une déclaration commune, comme dans tout conflit qui oppose deux nations ennemies, on corrige un mot par-ci, une virgule par-là. Tout le monde est d’accord, il y a eu faute, dégât, violence. Il va falloir toute la sagesse du monde adulte pour apaiser les esprits, faire la leçon et montrer l’exemple aux jeunes générations.

Sauf qu’une tension à peine voilée baigne cette réunion censée calmer les esprits et faire voler la colombe de la paix au-dessus de tout ce petit monde. C’est que chacun des couples entend défendre sa progéniture, fût-elle celle qui a porté le coup ou celle qui a provoqué l’agresseur. Car provocation, il y a eu, c’est certain. Lentement mais sûrement, le ton monte. Et le conflit qui, au départ, ne concernait qu’une querelle d’enfants qui a mal tourné, se généralise et se mue en conflit social, conjugal, voire en guerre des sexes. Le salon où se déroule cette réunion se transforme en ring où chacun·e des belligérant·es choisit l’allié·e qui lui convient en fonction du sujet conflictuel abordé. Les coups sont de plus en plus bas, les attaques de moins en moins nobles. Et l’alcool ne va évidemment rien arranger.

L'autrice du conflit
Si l’on s’en réfère à ses deux plus grands succès de théâtre, "Art" et "Le dieu du carnage", on peut sans trop se tromper définir Yasmina Reza comme l’autrice du conflit. Voilà une matière qu’elle maîtrise parfaitement. La construction de son "carnage" est absolument redoutable tant dans la cruauté que dans la drôlerie. En 2008, la version mise en scène par Michel Kacenelenbogen était plus sombre que celle montée aujourd’hui par Arthur Jugnot qui insuffle une forme de burlesque social dans ce conflit ouvert entre 4 personnages représentatifs des différents courants de pensée qui traversent notre société.

L’efficacité d’un tel texte dépend aussi largement de la capacité des comédiens à jouer au même diapason. Stéphanie Van Vyve (sublime en bourgeoise coincée que l’abus de rhum va désinhiber), Ariane Rousseau, Thibaut Neve et Nicolas Buysse sont excellents de bout en bout. Et donneraient presque envie de les rejoindre sur scène pour s’engueuler avec eux.

Eric Russon - L'Echo - 10/06/2023

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