Une tempête de sentiments

Comme à son habitude, Reza puise dans notre quotidien banal des situations normales qu'elle exagère au maximum pour les rendre absurdes. Qu'il s'agisse de l'éducation, du jugement permanent de l'autre ou de l'irrespect, elle fait le portrait au vitriol d'une société qui évolue dans un manque qu'elle peine à combler, mais qu'elle tente de noyer dans des futilités, des téléphones et des cigares, des questions dont les réponses n'ont aucune importance.
Les mots s'accumulent mais les phrases n'ont aucun sens, le discours est inexistant: quand on parle, à quelle fin le fait-on?


Avec Le Dieu du carnage, Yasmina Reza prouve que son doigté n’a pas faibli. Depuis Art, que l’on peut (re)voir au Théâtre du Vaudeville, elle en a fait du chemin, allant jusqu’à s’aventurer dans un portrait controversé du candidat Sarkozy. Aujourd’hui, l’auteure revient à ce qu’elle fait de mieux : le théâtre. Celui qui met à mal ces bourgeois-bohèmes qu’elle connaît si bien.

Dans un style plus acéré que jamais, Le Dieu du carnage fomente une petite guerre de salon, dans les tranchées creusées par deux couples on ne peut plus civilisés mais dont les mots ont plus d’effet qu’un coup de canon. Un terrain miné amusant et grinçant, voire cruel, grâce à une plume qu’on pourrait comparer, en paraphrasant Sarah Palin, à un pitbull avec du rouge à lèvres, l’intelligence en plus. Montée à Paris en début d’année par l’auteure, avec Isabelle Huppert en tête d’affiche, la pièce est aujourd’hui mise en scène par Michel Kacenelenbogen au Public.

Politesse de façade

Dans un décor de salon chic et cossu, les Houillé reçoivent les Reille pour discuter, en adultes responsables et bien élevés, de la bagarre qui a impliqué leurs fils respectifs : Bruno, 11 ans, s’est fait tabasser par Ferdinand, même âge, et y a perdu deux dents. Dans une ambiance cordiale, les deux couples remplissent le constat d’assurance. Mais, à l’image de la faille qui traverse la peinture abstraite en toile de fond, la politesse de façade va vite se fissurer. Et la rencontre de finir dans une guerre ouverte, finalement plus sauvage qu’une querelle de cour de récréation.

Entre les deux, un crescendo savoureux et des fleurets qui sifflent et se croisent dans une gerbe d’étincelles. Et la gerbe tout court, Annette (Véronique Biefnot) vomissant allègrement devant les discours moralisateurs de Véronique (Valérie Lemaître), jusqu’à éclabousser une édition rare de Kokoschka sur la table basse. Véronique perd alors tout contrôle, exaspérée par la conception « John Waynienne » de l’éducation que défend Alain (Damien Gillard).

Entre l’auteure de livres sur le Darfour et l’avocat d’affaires qui ne croit en aucune morale, le courant est électrique. D’abord conciliateur, Michel (Olivier Massart) sombrera lui aussi dans ce déchaînement de violence, d’abord sournoise, puis physique. On frôle alors le vaudeville.

Formidablement dirigés, les comédiens couvent avec maestria ce « dieu du carnage », démon qui sommeille en nous, brisant, quand il sort de sa cage, tous nos beaux discours et nos remparts de bonne conscience. Les vrais visages se dévoilent et les failles de chaque couple apparaissent. Le tout avec un humour féroce qui nous laisse pantois face à ce sublime carnage !

Catherine Makereel - Le Soir - 15/11/2008

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