Il était une fois Marianne, une jeune fille
qui rêvait d'une autre vie…
"Rien ne donne autant le sentiment de l'infini que la bêtise"
Des gens simples qui rêvent, qui s'aiment, qui souffrent, qui se trahissent …
La vie, tout simplement
Dans le cadre de Bruxellons 2002, le second spectacle présenté au Karreveld est une parfaite réussite, tant dans son propos que dans le jeu des acteurs et la mise en scène de Patrice Mincke.
On est sorti heureux de la première des « Légendes de la forêt viennoise », à plusieurs titres : le plein air du Karreveld sans pluie et pas (trop) froid, c'était déjà pas mal; une pièce forte, qui fait mouche à chaque réplique, et qui, écrite en 1930, nous touche de plein fouet, c'est encore mieux. Et découvrir un très jeune metteur en scène, Patrice Mincke, qui affronte pour la toute première fois 19 personnages dans une structure éclatée, sous les étoiles, et qui emporte sans faillir comédiens et spectateurs, c'est encore plus rare et on applaudit sans réserves !
L'homme est d'abord comédien, il a tâté prudemment de la mise en scène à la Toison d'Or (« L'ascenseur ») puis a écrit et interprété son propre one-man-show « Pour qui tu te prends ? », à la Samaritaine (1). Rien ne le préparait à se confronter aux « Légendes de la forêt viennoise », le premier triomphe sur la scène d'Odon von Horvath, à Berlin en 1931 (et pratiquement le seul, l'exil ne tardera pas).
Rien ne donne autant le sentiment de l'infini que la bêtise, dit-il en exergue de cette oeuvre, pièce féroce, dans son dépeçage social, sa lucidité de la nature humaine, lâche, hypocrite, velléitaire, hommes et femmes confondus, mais qui préserve, sans jugement, des failles plus tendres dans la plupart de ses personnages : un charcutier amoureux, brutal ; une buraliste qui a le coeur et le corps sur la main, un réparateur de poupées, vendeur de soldats de plombs (des blessés et des mourants), qui a élevé sa fille seule.
Elle, c'est Marianne, naïve, en quête d'un amour absolu, malmenée par les hommes, engrossée, abandonnée, femme qui se heurte à tous les murs de la « morale », de la religion. Son histoire avec le bel Alfred, toujours en quête d'argent, frimeur, se joue sur fond de chômage galopant, d'endoctrinement fasciste, du miroir aux alouettes qu'est l'argent facile, des séductions délétères de Vienne.... Un mélo, en apparence.
Horvath reprend des situations archétypales, il ne démontre rien, il picore avec une sorte d'insolence et de dérision entre la tragédie et la comédie, avec, toujours, un soupçon de foire, de music-hall, comme le faisait aussi « Kasimir et Karoline » monté par Michael Delaunoy en automne. C'est décidément un immense auteur qui sonne avec une modernité, une justesse sidérante dans les temps qui courent...
L'oeuvre se diffracte en scènes brèves qui passent sans vergogne de la forêt à la cathédrale, d'une guinguette à un cabaret de strip-tease, d'une rue « tranquille » à la Wachau, vallée du Danube... Tous ces lieux sont contenus dans un même décor (Xavier Rijs), a priori sans séduction, servant aussi au « Bourgeois gentilhomme » joué en alternance : pentes, cubes, mur de fond avec quatre « carrés » aux emplois de portes, fenêtres, scènes, etc. Pauvre peut-être, mais efficace.
Aucun temps mort pour passer d'un espace à un autre. L'éclairage, un voile blanc déployé, des cubes qui glissent... suffisent à tout, non sans magie. Et le jeu des comédiens, leur manière de se tenir dans l'embrasure d'une porte, de s'étendre sur le sol, de se rencontrer, vous en disent plus encore sur la chaleur de la forêt ou l'eau du bleu Danube !
Autre réussite non négligeable : le plein air ne conduit pas ici à une « amplification » du geste et de l'effet. Mieux, on est constamment accroché par de subtils détails qui définissent peu à peu chacun des rôles, par la manière de faire surgir deux personnages principaux d'un mouvement de foule, de tuiler certaines scènes...
Et si l'on pointe bien ici et là une certaine inégalité de terrain entre les comédiens, il n'y a pas de quoi grimacer. Marianne joue sur du velours avec l'intense et parfaite Jasmine Douieb, Nicole Valberg explose dans tous les registres du rôle de Valérie la buraliste ; Philippe Vauchel, en charcutier, déploie aussi une palette de jeu qui vous prend à la gorge. Le jeune Alexis Goslain, encore un peu vert, donne une nonchalance désarmante à Alfred. Et l'on pourrait encore vous citer Viviane Collet, grand-mère teigneuse, meurtrière, l'inénarrable Pierre Fox en major vétéran, Pierre Pigeolet, Gérald Wauthia, Pierre Plume, etc.
Et beaucoup d'entre eux troquent leurs habits viennois des années 30 pour enfiler ceux de Molière le lendemain. En quinze jours de répétition, cela mérite un grand coup de chapeau ! De quoi prouver que le plein air, l'été, ne se joue pas que sur le registre du divertissement…·
Le Soir - 26/7/2002 - Michèle Friche