Spectacle poignant à l'humour acéré où l'Histoire du XXe siècle se dessine en filigranes. En 2013, ce récit autobiographique a reçu le prix Rossel.
Alain Berenboom, l’auteur, retourne à ses racines sur les pas de son père, cet homme aux facettes contradictoires. Ce « mauvais juif » lecteur de la bible, nostalgique d’une Pologne idéalisée, rêveur de Terre Promise et de kibboutz. Ce réfugié qui aimait tant cette Belgique qui l’avait accueilli.… Ce merveilleux et indéfectible optimiste.
Décalquant l’humour de l’auteur, Christine Delmotte restitue le « Monsieur optimiste » du roman (prix Rossel 2013) avec une loyauté sans faille. Servie par deux comédiens magnifiques qui incarnent Chaïm et Rebecca en orfèvre du jeu. Ils nous relatent l’existence incroyable de ces personnes qui se sont tues, épargnant à leur fils le récit d’une histoire indicible, et espérant faire de lui, un vrai petit « belge ».
Pourquoi mon père s’est-il installé en Belgique ? Quand j’ai essayé, il y a quelques années, de reconstituer sa vie, voilà une des principales pièces du puzzle qui est restée manquante. On peut formuler beaucoup d’hypothèses à ce sujet mais aucune n’est vraiment convaincante. Je ne saurai jamais pourquoi, quittant la Pologne, où les Juifs ne pouvaient s’inscrire à l’université, il a choisi d’étudier à Liège, plutôt qu’à Göteborg, Montpellier ou Montevideo. Pour lui, français, espagnol ou suédois, c’était pareil au même, de l’hébreu. Pardon ! Justement l’hébreu, ça, il connaissait, aussi bien que l’araméen, mais bonne chance pour trouver une seule faculté de pharmacie dans le monde où l’on donnait cours dans une des langues parlées en Palestine au temps des Romains. Direction donc Liège, sa nouvelle Jérusalem !
Ma mère, c’est plus simple. Elle a choisi Bruxelles en 1938 parce qu’on y parlait français (croyait-elle), que c’était un pays paisible à l’abri (croyaitelle) de l’antisémitisme qui régnait à Vilnius et de la guerre qui couvait à ses frontières. Son oncle et sa tante y vivaient déjà. Mon oncle avait fui Vilnius, craignant l’arrivée des Bolcheviques. Puis Berlin, à cause d’Hitler. Il avait ouvert un bureau d’export-import quai du commerce où sa nièce pourrait travailler comme secrétaire. C’était compter sans l’amour ! Toujours aussi imprévoyant, mon oncle a envoyé ma mère dans une pharmacie près de la place des Bienfaiteurs où, crac, boum, hue ! elle a rencontré mon père. Fin de l’export-import…
Mon père a aimé la Belgique où il a débarqué en 1928. La Pologne, indépendante depuis dix ans seulement, allait mal. Des gouvernements militaires, instables et autoritaires, des institutions branlantes, une situation économique désastreuse et un antisémitisme virulent. Comme la Belgique lui a paru accueillante, prospère et stable ! A cette époque, les industriels belges réclamaient à corps et à cri l’arrivée des immigrés. Cent septante mille étrangers se sont installés en Belgique dans les années vingt. Jusqu’à ce qu’en 1933, le gouvernement referme brutalement le robinet, comme dans les autres pays occidentaux, touchés par la crise et le chômage. Les Juifs allemands, brutalement réveillés par la prise de pouvoir d’Hitler, le payeront cher.
À la police des étrangers, venue l’interroger, mon père a raconté que ses parents lui envoyaient de l’argent pour survivre. Pieux mensonge. Ils avaient beaucoup de mal à faire tourner leur petite mercerie dans le village de Maków où ils habitaient. Mon père a donc dû travailler (en noir) pour survivre et payer ses études. Tout en essayant d’apprendre la langue et d’assimiler ses cours. Et en veillant à limiter ses frais. Il partageait une chambre près du quai Saint Léonard avec deux autres étudiants juifs venus de l’est. L’un allait devenir ingénieur, l’autre sculpteur (juste retour des choses, une de ses œuvres contemple aujourd’hui la Meuse). Chacun avait le droit d’occuper le lit huit heures par jour. L’artiste heureusement préférait travailler la nuit. Et les deux autres avaient un bon sommeil !
C’est le hasard qui a conduit mon père à Bruxelles. Son diplôme en poche, il a erré d’officines en officines en Wallonie avant de trouver la gérance d’une pharmacie à Schaerbeek. Où va le rejoindre ses deux sœurs. L’une pour faire comme lui des études de pharmacie et l’autre pour se lancer dans la littérature française. Mais elle rentrera à Varsovie, ses études à peine entamées, sur l’ordre de son père, en 1939 avec les Allemands sur les talons. Restée en Belgique, aurait-elle survécu, comme mon père, caché à Bruxelles par la résistance et leur autre sœur qui a vécu sous une fausse identité à Liège jusqu’à la fin de la guerre ? Environ vingt cinq mille juifs seront déportés de Belgique. Elle a disparu dans le ghetto de Varsovie comme le reste de la famille – sauf ma grand-mère, que mon père a réussi à faire venir en Belgique en 1946.
Voilà donc l’histoire d’une famille juive dans les années trente en Belgique. Juive ? Mes parents ne fréquentaient pas la synagogue. Ils ne priaient pas, ne mangeaient pas kasher. Pour eux, le samedi était jour de shopping et de cinéma, pas de shabbat. Mon père adorait Sylvain et Romain Maes, les stars cyclistes de l’époque mais il détestait les rabbins. Il était supporter de l’Union Saint Gilloise ou du Daring, selon les clients. Mais toujours de la Belgique, dont il était autrement plus amoureux que Bart De Wever et ses troupes soi-disant « de souche ». Alors, pourquoi lui coller l’adjectif « juif » ? Pendant longtemps, c’était simple; c’était « les autres » qui désignaient le juif, souvent même la loi qui le marquait sur des papiers ou sur une étoile. Mais justement pas en Belgique. Mon père portait une tradition, une Histoire. Et moi, ça m’a permis d’en écrire des histoires…
Alain Berenboom