Lorsque Kander et Ebb ont commencé à écrire, ils ont en fait créé deux partitions en parallèles, l'une consistant en les chansons traditionnelles du livret et l'autre avec des numéros novateurs. La partition que le public a entendu le soir de l'ouverture en 1966 contenait un nombre à peu près égal de numéros de cabaret (huit, plus une danse kick-line) et de chansons de livret (sept). Les auteurs ont commencé par créer un groupe de chansons qui, collectivement, dépeignaient le milieu débauché de Berlin à la fin des années 1920. Ils prévoyaient de faire chanter ces chansons, qu'ils appelaient les «Chansons de Berlin», par des personnages très divers : un gros homme, un ténor d'opéra vieillissant, un sans-abri, deux chinoises à la radio, un groupe de collégiens, ... . Conçues pour révéler les dessous intimes de la société berlinoise de la fin des années ‘20, les «Chansons de Berlin» explorent une grande variété de sujets, y compris les difficultés économiques, la prostitution et l'aventurisme sexuel.
Les «chansons de Berlin» :
«Angel of Love» (jamais incorporé dans un script)
«I Don't Care Much» (première ébauche et script final)
«I Never Loved a Man as Much as Herman» (première ébauche)
«If You Could See Her Through My Eyes» (script final)
«A Mark in Your Pocket» (première ébauche)
«The Money Song» («Sitting Pretty») (script final)
«Tomorrow Belongs to Me» (première ébauche et script final)
«Two Ladies» (première ébauche et script final)
«Willkommen» (première ébauche et script final)
L’idée de Hal Prince et de Masteroff de mélanger des scènes réalistes avec des scènes de cabaret a été remarquablement innovante. Il s’agit même d’un moment clé de l'histoire du théâtre musical. Cette idée a germé dans l’esprit de Hal Prince quand il a vu, à Moscou, une production de «Dix jours qui ébranlèrent le monde» par le théâtre Taganka (théâtre excessivement novateur en pleine URSS) qui proposait une gamme de techniques théâtrales expérimentales. Ces «dispositifs théâtraux extraterrestres», comme les dénomme Hal Prince, ont été les catalyseurs le poussant à s’intéresser à I Am a Camera. Ils l’ont libéré lui permettant d’imposer de vraies options de mise en scène et l’ont convaincu qu’un musical pouvait sortir du carcan d’un livret linéaire. A ce stade de la création, Hal Prince a osé un espace purement psychologique ou mental, qu'il baptisa «limbo», pour représenter l'esprit allemand. Au beau milieu de la chanson «Cabaret», Sally quitte la scène du cabaret et s'engage dans cet espace métaphorique.
Au départ, ces scènes de cabaret n'avaient aucun effet unificateur. Mais cela a changé lorsque Hal Prince s’est souvenu de l'image obsédante d'un artiste exubérant et grotesque qu'il avait vu en 1951 dans un nightclub près de Stuttgart, le Maxim’s: «Il y avait un maître de cérémonie nain, aux cheveux avec une raie au milieu et laqués vers le bas avec de la brillantine, à la bouche d’un rouge vif Cupidon, avec des énormes faux cils qui chantait, dansait, faisait le pas de l’oie (pas lors des défilés militaires allemands), chatouillait et tripotait quatre valkyries déclassées agitant des ailes diaphanes de papillon.»
Kander a vu un personnage similaire lorsqu’il fréquentait le Tivoli à Copenhague, où Marlene Dietrich se produisait. Il y était un maître de cérémonie tout petit qui annonçait chaque numéro en trois langues. La mémoire collective de Prince et de Kander donnèrent naissance au maître de cérémonie androgyne Emcee (ce qui veut d’ailleurs dire en anglais « maître de cérémonie ») qui est devenu une image satirique pour Cabaret. La présence de Emcee permet de jeter un pont entre l'espace réel et l'espace abstrait. Le maître de cérémonie allait chanter une série de chansons, dont certaines des «Chansons de Berlin» de Kander et Ebb.