B) Source 1 de «My Fair Lady»: «Pygmalion», la pièce (1913)
En mars 1912, Shaw commence à écrire Pygmalion dont voici l’intrigue en quelques mots: il s'agit d'un simple pari fait par un spécialiste de la phonétique, Henry Higgins. Permettre à une petite marchande de fleurs de se comporter en duchesse en travaillant son langage. Son but est d'impressionner un de ses collègues, le colonel Pickering. Mais une fois le défi relevé, Eliza se rebelle contre l’attitude tyrannique et égoïste de son professeur et lui échappe. Higgins finit par reconnaître qu’elle est devenue quelqu'un d'autre, une personne pleinement libre et indépendante, comme lui-même.
C’est le 16 octobre 1913 qu’a lieu la première de Pygmalion, en Autriche, au Hofburg Theatre de Vienne, en allemand. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que des œuvres de Shaw ont été créées à l'étranger. La raison en est simple, l’auteur détestait le jugement partial des critiques de Londres et estimait que ses pièces seraient mieux reçues dans d'autres pays. La pièce sera aussi jouée à l’Irving Place Theatre de Broadway avant Londres.
Les répétitions pour la création de la version anglaise au His Majesty's Theatre de Londres commencent début 1914. La première aura lieu le 11 avril 1914, après des répétitions chaotiques!
Et pour cause. La relation entre l'auteur, l'acteur qui joue Higgins et l'actrice qui joue Eliza est un véritable triangle infernal.
B.1) Mrs Campbell (1865-1940) crée le rôle d'Eliza
Shaw a écrit Pygmalion pour Mrs Campbell, une actrice qu’il adore. Ils entretiennent une correspondance pendant 40 ans et Shaw est ouvertement amoureux d'elle, même si leur relation restera platonique. Il essaie depuis 1897 de la faire jouer dans une de ses pièces, mais elle est connue pour être terriblement capricieuse et difficile dans le travail. Elle a 49 ans et pourtant, elle crée le rôle!!! Après avoir lu le texte, elle a écrit à Shaw pour le remercier: «Quelle joie de penser que je peux jouer ta jolie petite salope.» Cela se passe de commentaire, non?
B.2) Herbert Tree (1852-1917) crée le rôle de Higgins
Dans le rôle de Higgins, Shaw voulait engager l’acteur George Alexander celui-ci préféra refuser pour ne pas jouer avec Mrs Campbell. Par ailleurs, Shaw voulait créer son spectacle dans un des grands théâtres de Londres, le His Majety’s Theatre, dont le directeur était Herbert Beerbohm Tree, très célèbre acteur de l’époque. Ce dernier sera très clair dans la négociation: si Shaw veut le His Majety’s, Tree jouera Higgins. Et comme il faut un prestigieux théâtre pour Mrs Campbell, Shaw finira par accepter.
L'affiche ci-dessus montre la hiérarchie des ego puisque le nom de George Bernard Shaw n'y apparaît pas, mais bien celui de l'acteur-directeur...
B.3) Des répétitions chaotiques
Shaw est très directif. À l’image de son texte bourré de très longues didascalies, il fait d’interminables notes, orales et… écrites. Il a le don d’énerver son monde en passant plus de temps à défendre son texte qu’à mettre en scène. Au point que, plusieurs fois Mrs Campbell quitte le plateau et refuse d'y revenir tant que Shaw reste dans la salle. Tree, lui, ne connait pas son texte. Il fait coller des aide-mémoires sur le décor. Cela énerve Shaw, mais... Tree est le directeur.
Mrs Campbell, quant à elle joue ce qu’elle veut et ne suit pas les indications de Shaw. Un jour, ce dernier monte sur scène et se met à genoux devant la star, la suppliant de dire le texte avec les intentions qu’il lui a données. Mrs Campbell dira devant le cast: «C’est là que j’aime de voir mes auteurs: à genoux à mes pieds.» Charmant. Surtout quand on sait ce que Shaw ressent pour elle. Mais ce n’est que le début…
Cinq jours avant la première, le 6 avril 1914, Mrs Campbell part en voyage de noces pendant trois jours!!! Elle ne reviendra que pour la générale, le 10 avril. Tree, reste flegmatique face à la presse (pour rappel, il est l'acteur principal mais aussi directeur du théâtre). Bien sûr, à l’intérieur, il enrage. Ironique, il déclare qu’il est au courant et conclut: «Les répétitions ont progressé dans une douceur et une harmonie des plus délicieuses.»
B.4) La pièce est un succès, Shaw n'est pas satisfait
«Not bloody likely»
ELIZA - «Walk? Not bloody likely. I'm going in a taxi!» («Marcher? Putain non. Je vais prendre un taxi!»)
Lorsque ces mots retentirent sur la scène du His Majesty's Theatre le 11 avril 1914, le public éclata en rires scandalisés. Ce n'est pas la grossièreté du mot qui a choqué — il y a un siècle 'Bloody' devait être l'équivalent du 'Fuck' d'aujourd'hui — mais bien le fait qu’Eliza ait utilisé ce vocabulaire avec son accent nouvellement acquis de la classe supérieure!! Le public s'est esclaffé pendant 75 secondes — l'assistant du stage manager a chronométré — ce qui a mis Shaw en rage. C'est comme si cette phrase avait saboté toute la portée de sa pièce. Shaw fulmine non parce que le public ne s'insurge pas d’un mot vulgaire, mais parce que ce mot est prononcé par Eliza déjà devenue une lady. Mais la réplique fait rire, il n'arrivera jamais à la supprimer...
Pygmalion n'était pas destiné à être une "comédie de salon", mais bien une investigation pointue, au scalpel, sur la façon dont l'identité sociale continuait à être liée à la manière dont on prononçait une voyelle dans l'Angleterre du début du XXe siècle. Et le public anglais passait à côté...
La fin de la pièce
L’autre problème de taille est le dénouement. À cette époque, dans un théâtre commercial de cette importance, le public s’attend à une fin heureuse. D’autant plus quand ce sont des stars qui jouent. Il en est de même pour bon nombre de critiques
Tree, avec sa double casquette, n’en fait qu’à sa tête. Shaw écrit à sa femme pour se plaindre de la manière dont Tree joue les dernières répliques: «Higgins repousse grossièrement sa mère hors de son chemin pour courtiser Eliza en lui demandant d’acheter un jambon, tel un Roméo en deuil.» Tree argumentait que c’était ce que le public voulait et que les recettes en dépendaient. Évidemment, Shaw n’est pas convaincu.
Shaw revient à la 100e représentation: lors de la dernière réplique, Tree offre un bouquet de fleurs à Liza. Shaw suffoque! Il interpelle Tree qui lui répond: «Ma fin fait de l’argent, vous devriez me remercier.» Ce à quoi Shaw rétorque: «Ta fin est accablante; il faudrait te buter». Shaw veut verrouiller la fin de sa pièce. Hors de question que l’on puisse penser que Higgins va se marier avec Eliza. Mais comment faire? Comme toujours, il va être génial et écrire une nouvelle fin à sa pièce: Sequel.
B.5) Sequel
What happened afterwards (1916)
Shaw est face à un dilemme. Il ne veut pas modifier profondément sa pièce. Mais il ne veut pas non plus que les metteurs puissent en faire n’importe quoi.
Dans l’édition de 1916 de Pygmalion, Shaw exige de l’éditeur que l’on rajoute un texte après le 5ème acte: une «Sequel» sous-titrée: «What happened afterwards» (ce qui est arrivé après).
Il décrit dans ce texte ce qu’il arrive aux personnages principaux (Liza, Higgins et Freddy) après la fin de la pièce. Cette description très clairement argumentée met, de facto, dans l’erreur certains metteurs en scène qui voudraient faire autrement. Shaw est très clair et le ton est tout sauf neutre… Dès la première phrase, on retrouve son agacement et son «analyse sociologique», comme nous le dirions aujourd’hui.
Début du SEQUEL: «Le reste de l'histoire n'a pas besoin d'être montré et n'aurait pas besoin d’être raconté du tout si nos imaginations n'étaient pas affaiblies par leur dépendance paresseuse aux romances toutes faites, style fripes des boutiques de chiffonniers, qui raffolent des «Happy endings» dénaturant toutes les histoires.
L'histoire de Liza Doolittle semble pour beaucoup extrêmement improbable, elle est en réalité assez commune. De telles transfigurations ont été réalisées par des centaines de jeunes femmes résolument ambitieuses. Néanmoins, des personnes de toutes origines ont accepté cette transformation pour une seule raison: devenir l'héroïne d'une idylle, parce qu'elle doit avoir épousé le héros de cette idylle.
C'est insupportable, non seulement parce que si on accepte cette supposition de mariage irréfléchie, sa transformation est gâchée, mais aussi parce que ce qui va réellement arriver est absolument évident pour quiconque est doté d’une connaissance de la nature humaine, et de l'instinct féminin en particulier.»
Dès les premières lignes du Sequel, Shaw est très clair: ce qui tient de la «romance» c’est la transformation de Liza, pas sa relation à Higgins. Cela rejoint par ailleurs la vraie définition du romantisme au sens du XIXe siècle.
On retrouve son analyse sociologique dans la mesure où il dénonce que la transformation sociale de cette femme (au sens d’une «ascension sociale») n’est bien vécue par le grand public que si elle débouche sur un mariage. Et c’est pour lui politiquement insupportable.
Tout ceci nous rappelle son admiration sans bornes pour Jane Morris, idéal de beauté et égérie de la fraternité préraphaélite. Jane s’est élevée socialement, comme Liza. Bien sûr, elle s’est mariée avec Morris… mais elle n’en a jamais été amoureuse et elle a vécu des amours multiples et une vraie liberté. Nous reviendrons sur elle plus loin.
Paragraphe 2 du SEQUEL: «Quand Eliza dit à Higgins [dans Pygmalion] qu'elle ne l'épouserait pas s'il le lui demandait, ce n’est pas une coquetterie: elle énonce une décision bien réfléchie.
Quand un célibataire s’intéresse, domine, instruit et devient important pour une «vieille fille», elle se pose toujours très sérieusement la question – si elle a assez de caractère pour en être capable – de savoir si elle va essayer de devenir l’épouse de ce célibataire, d’autant plus s’il est peu intéressé par le mariage. (...)
Mais Eliza est jeune, et une belle fille n’a pas cette pression: elle se sent libre de choisir. Elle est donc guidée par son instinct en la matière. L'instinct d'Eliza lui dit de ne pas épouser Higgins. Mais il ne lui dit pas de l'abandonner. Il n'y a pas le moindre doute que Higgins restera l'un des intérêts personnels majeurs dans sa vie.»
À nouveau, Shaw est très franc et pragmatique. Il dit clairement que les mariages ne sont pas que des mariages d’amour. Les femmes font souvent des mariages de raison. Liza n’en est pas là avec Higgins. Liza reste libre de choisir son avenir.
Mais Shaw insiste aussi sur l’importance de la relation Higgins-Liza. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas mariage qu’ils ne vivent pas quelque chose de très important.
Paragraphe 6 du SEQUEL: «Freddy est jeune, pratiquement vingt ans de moins que Higgins: c’est un gentleman; il est bien habillé et est traité par le colonel comme son égal, il aime Liza sans raison apparente, et il n'est pas son maître, et n’est jamais susceptible de la dominer en dépit de l’avantage que lui donne sa position sociale. Liza n'a pas besoin de se soumettre à la tradition qui affirme que toutes les femmes aiment être dominées.
Mais les despotes n’agissent pas de la sorte qu’avec les femmes: ils s’arment aussi d’un fouet quand ils traitent avec les hommes. Il n’y a aucun doute, il existe des femmes esclaves comme des hommes; et ces femmes, comme ces hommes, admirent ceux qui ont de l’ascendant sur eux.
Admirer une personne charismatique et vivre sous la domination de cette personne sont deux choses totalement différentes».
En fait, selon Shaw, Liza va épouser Freddy. Il expliquera plus loin dans le Sequel qu’ils vont ouvrir une boutique de fleurs, en en détaillant même le financement.
Shaw dénonce là une fois de plus cette société anglaise où les femmes se laissent soumettre. Non seulement elles l’acceptent, mais le recherchent aussi parfois. Pour lui, la soumission va bien au-delà des femmes. Les foules le sont aussi et s’y complaisent.
Il termine ce paragraphe en esquissant une solution: on peut admirer une personne forte sans vivre sous sa domination et c’est ce choix qu’il attribue à Liza. Elle admire Higgins, mais s’affranchit de son influence.
Paragraphe 8 du SEQUEL: «Que fera Liza quand elle sera placée entre Freddy et Higgins? Le choix est simple: veut-elle passer sa vie avec un Higgins dont elle devra chercher les pantoufles ou partager celle de Freddy qui lui apportera les siennes?
Poser la question est y répondre.
Sauf si Freddy la repousse physiquement ou si Higgins l’attire à un tel point que tout le reste devient sans importance, si elle se marie avec l'un d'eux, ce sera Freddy.
Et c'est exactement ce que Liza a fait»
À partir de ce «Et c'est exactement ce que Liza a fait», Shaw recommence à raconter l’histoire de ce qui leur est arrivé: l’ouverture du magasin de fleurs, les difficultés financières, la nécessité d’un comptable… Et avec une touche d’ironie:
«Et voici une dernière occasion pour la romance. N'aimeriez-vous pas que la boutique ait été un immense succès, grâce aux charmes d'Eliza et à son expérience des affaires acquise jadis à Covent Garden? Hélas! la réalité reste la réalité: pendant une longue période, la boutique n'a pas été rentable, simplement parce qu'Eliza et son Freddy ne savaient pas comment faire… ».
Pickering les aidera. Higgins continuera à être ironique et même sarcastique. Mais rien n’est simple. Et c’est ce à quoi Shaw s’attache. La vraie vie est complexe et ce qui se passe sur scène doit donc être complexe.
Fin du SEQUEL: «Eliza sait que Higgins n'a pas besoin d'elle, tout comme son père n'a pas besoin d'elle. Higgins lui a avoué qu'il s’était habitué à sa présence, qu’il dépendait d'elle pour toutes sortes de petits services et qu'elle lui manquerait si elle s'en allait (jamais Freddy ou le colonel ne lui auraient dit cela), tout cela la conforte dans la certitude profonde qu'elle ne représente «pas plus pour lui que ses pantoufles», mais elle comprend aussi que son indifférence est plus profonde que la passion des âmes plus communes. Elle est immensément touchée par lui.
Elle a même des pensées secrètes coquines où elle souhaite pouvoir l’isoler sur une île déserte, à l’écart de tout lien, de toute autre personne, afin de le faire tomber de son piédestal et le voir faire l'amour comme n'importe quel homme. Nous faisons tous ce même genre de rêves. Mais dans la vie réelle – à la différence de la vie onirique et fantasmatique – elle aime Freddy et elle aime le colonel; en revanche, elle n'aime ni Higgins, ni M. Doolittle.
Galatea, elle, n’agit jamais tout à fait comme Pygmalion: son lien à elle est trop divin pour être tout à fait agréable.»
La dernière phrase est maladroite. Et va rouvrir le débat… «Galatea ne fait jamais tout à fait comme Pygmalion». Mais Shaw ne se rend pas encore compte de cette ambiguïté au moment où il l'écrit. Il n’est pas à la fin de ses peines pour que l’on joue sa pièce comme il le veut.
B.6) Production à l'Aldwych Theatre (1920)
Pour la production de 1920 à l'Aldwych Theatre, Shaw modifie le texte de la fin. Higgins, une fois le départ d'Eliza, se rapproche de l'avant-scène et s'exclame: «Galatea!» Ce qui devait signifier: «La statue a enfin pris vie!» maintenant, elle part. Mais le grand public a compris le contraire. Chez Ovide, Galatea épouse Pygmalion. C’était le retour du fantasme «Happy Ending».
Il avait envoyé une note à Mrs. Campbell qui a repris le rôle à l’Aldwych: «Quand Liza s'émancipe, elle ne doit pas rechuter. Elle doit conserver sa fierté et son triomphe jusqu'à la fin. Quand Higgins prend ton bras, tu dois le rejeter avec une fierté implacable. Il va sortir sur le balcon pour regarder ton départ; revenir triomphalement dans son bureau et s'écrier «Galatea!» (ce qui signifie que la statue est enfin venue à la vie) et rideau. Ainsi il obtient le dernier mot et toi aussi».
B.7) Production en Espagne (1920)
Et pour une production en Espagne, il écrira au traducteur: «Il est important que l’acteur qui joue Higgins soit conscient qu’il n’est pas l’amoureux de Liza. Tu dois rajouter une phrase à la fin disant: «Fini, elle vit! Bravo Pygmalion!».
Au regard de tout ceci, on peut affirmer que le musical My Fair Lady trouve à l’évidence son origine dans le Pygmalion de Shaw. Mais est aussi très largement inspiré du film Pygmalion de Gabriel Pascal.