Histoire de la création: versions de Blood Brothers
Blood Brothers, l'une des comédies musicales les plus jouées dans le West End de Londres et un énorme succès dans le monde entier, de Broadway à l'Australie, a commencé - comme toutes les meilleures choses de la vie - plutôt plus humblement que l'énorme succès qu'elle est devenue.
A) Une après-midi de novembre '81'
Dans les premiers jours de 1981, le directeur de la Merseyside Young People's Theatre Company, Paul Harman avait proposé à Willy Russell – dont la pièce Educating Rita venait de triompher à Londres – d’écrire une pièce de 70 minutes destinée à être jouée dans des écoles. Willy Russell a relevé le défi et écrit une pièce pour cinq personnages: Mrs Johnstone (Jane Hollowood), Mrs Lyons (Catherine Hawkes), les deux jumeaux Mickey (Michael Strobel) et Eddie (Geof Armstrong) et Linda (Carrie Club).
La première version de Blood Brothers a été créée dans une école secondaire à Fazakerly, dans la banlieue de Liverpool, en novembre 1981. Ce fut une soirée mémorable, même si elle a eu lieu un après-midi de novembre devant un public de 400 enfants. Il y avait quelques accessoires et pas de vrai décor. En plus, il n'y avait pas non plus de musique. Willy Russell se souvient :
«La Merseyside Young People's Theatre Company avait l'habitude d'aller jouer des pièces dans les écoles afin de faire découvrir le théâtre aux enfants. Ils m'ont demandé d'écrire une pièce pour eux. L'idée de Blood Brothers traînait dans ma tête depuis des années, mais je n'avais jamais eu le temps de l'écrire alors j'ai saisi cette chance. Nous ne disposions d’aucune ruse ou technologie théâtrale derrière lesquelles nous pourrions nous cacher. Nous avions juste une bonne histoire et nous l’avons racontée devant le public le plus difficile au monde. Pour les enfants, si vous avez été assez arrogants que pour vouloir jouer une pièce en face d’eux, il vaut mieux être bon. Si ce n'est pas, ils vont se fermer.»
WILLY RUSSELL
Qui aurait pu imaginer cet après-midi que la pièce allait se développer, devenir le troisième musical ayant la plus longue série à Londres (24 ans d'affilée), être traduite dans des dizaines de langues et être jouée dans le monde entier.
B) Trajet d'une naissance
B.1) Une histoire venue de nulle-part
Laissons à nouveau la parole à Willy Russell:
«Cette histoire sonne comme un mythe grec, mais il n'y a pas d'histoire existante, autant que je sache, sur deux jumeaux secrètement séparés qui finissent ensuite tués le jour où ils apprennent la vérité sur eux-mêmes. J'ai l'impression que c'est une histoire qui a toujours existé et c'est ce que je voulais créer. Mais en fait, un jour, je marchais seul et n'avait aucune une idée de cette histoire. Et puis j’ai fait un pas de plus et toute l'histoire était là, sortie de nulle part.»
WILLY RUSSELL
B.2) Une chanson mène à sept autres
Des années avant Blood Brothers, Willy Russell avait été chanteur-compositeur le soir dans des clubs et des pubs alors qu'il travaillait pendant la journée comme coiffeur pour dames.
«J'ai quitté l'école avec deux choses: un diplôme 'O-level' (secondaire inférieur) en anglais et la conviction que je ne travaillerais jamais dans une usine. Au fond de mon esprit, j’étais certain que je pouvais être écrivain. Je me suis lancé une nuit au The Spinners Club où existait un lieu où quiconque pouvait interpréter ses propres chansons. Un de mes amis m’y avait emmené à mon insu et la chose suivante dont je me souviens c’est d’être sur scène en train de chanter une chanson ironique que j'avais écrite, à propos du quartier de Kirkby à Liverpool. C'est une expérience que j’ai vécue comme «hors-de-mon-corps». D’un côté, j’avais les genoux qui claquaient et d’un autre, je pouvais entendre les éclats de rire des spectateurs présents. Donc, la chanson comique que j'avais écrite fonctionnait. J'ai adoré - pas le fait que j'aie bien chanté - mais que la chanson que j'avais écrite ait été un succès. La semaine suivante, j'étais de retour avec sept nouvelles chansons.»
WILLY RUSSELL
B.3) La vie qui permet de rester plus jeune plus longtemps
Willy Russell a continué comme ça pendant un certain nombre d'années en écrivant dans le salon de coiffure, pendant les moments calmes, mais il a progressivement pris conscience d'autres influences. Il a beaucoup lu, élargissant son champ de vision. La plupart de ses fréquentations étaient encore aux études. Une de ses amies, Annie - qui deviendra sa femme – lui a suggéré d’étudier pour passer son ‘O-level’ en littérature anglaise. Willy s'est rendu compte qu'en passant une matière par an, il n’y arriverait jamais et il a décidé de quitter la coiffure et de reprendre ses études et passer ses ‘O-level’ puis ses ‘A-level’ afin de pouvoir aller à l'université.
«Je n'avais aucune idée de ce qu’était la vie étudiante. Je pensais juste que l'université était comme l'école et puis j'ai découvert ces étudiants assis sur de belles pelouses vertes en été et je ne pouvais pas croire que les jeunes pouvaient vivre comme ça. C'est une vie qui vous permet de rester plus jeune plus longtemps et je voulais un peu de cela. J'y ai donc travaillé et je l'ai fait.»
WILLY RUSSELL
B.4) La vision féminine du monde s'est infiltrée en moi dès mon plus jeune âge
Willy Russell n'a jamais compris pourquoi la connaissance de détails personnels de sa vie pouvaient permettre la compréhension ou l’analyse de ses pièces. Par contre, il a toujours été prêt à explorer ses premières influences. Pourquoi, par exemple, un homme qui a grandi dans la classe ouvrière de Liverpool – une société presqu’exclusivement dominée par les hommes – écrit de manière si juste sur les femmes qui ont la dignité et la force de lutter contre le sexisme d'une société machiste?
«Le travail d'un dramaturge consiste, en partie, à convaincre un public. Si je décide d'écrire sur des femmes comme Shirley Valentine, Rita ou Mrs Johnstone, c'est mon travail de rendre ce récit convaincant. Mais je me ferais des illusions si je pensais que ce n'était que cela.
Je n'ai jamais voulu écrire d'autobiographie au travers de mes pièces. Mais quand je regarde Educating Rita, je remarque qu’elle est de manière flagrante autobiographique. Peut-être que j'ai choisi de dresser le portrait de femmes parce que je voulais arriver à la vérité sur moi-même plutôt que par attrait du sujet même. N’oublions-pas que j'ai écrit Shirley Valentine quand j'approchais de la quarantaine. Si vous regardez certaines des choses que Shirley Valentine aborde, c'est précisément ce qui m'intéressait à l’époque: mes cheveux devenaient gris, certaines de mes articulations commençaient à faire mal et le processus de vieillissement commençait à me déranger. Mais les hommes ne discutent pas de ces questions. Les femmes bien. C'était sans doute plus facile pour moi de parler de ces choses en utilisant la voix d'une femme.
Cela dit, je pense qu'on ne peut nier qu'enfant, j'ai été profondément influencé par les femmes. J'ai été élevé dans un quartier de 350 maisons qui avaient été transformées, pendant la deuxième guerre mondiale, en fabriques de munitions. Mes tantes et ma grand-mère vivaient à moins de 500 mètres de ma mère. Et, puisque tous les hommes faisaient les trois-huit, les femmes – ma mère, Dolly et Edna – se réunissaient chez ma grand-mère et j’ai grandi là, jouant dans la cuisine, sans que l’on s’occupe de moi. Je pense que quand un enfant est tout petit, les femmes ont tendance à ne pas se soucier de leur présence. Elles parleront ouvertement de certaines choses, persuadées qu'un enfant de quatre ans va pas comprendre. Elles se déshabilleront devant lui et parleront de choses intimes qu'elles ne mentionneraient jamais en présence d’hommes.
Il se peut donc que la vision féminine du monde se soit infiltrée en moi dès mon plus jeune âge.
Et cela pourrait aussi être significatif quant au fait que j'ai été coiffeur pour dames pendant six ans.»
WILLY RUSSELL
B.5) Éduqué à toujours voir les deux côtés d’une problématique
Blood Brothers est basé sur le postulat que la classe sociale à laquelle vous appartenez détermine, dans une large mesure, vos chances de vie. Willy Russell admet que l'appartenance à la classe ouvrière ne conduit pas inévitablement au socialisme – sinon comment pourrait-on expliquer qu’il y ait, dans la classe ouvrière, des partisans du Parti Conservateur ou des racistes – mais il est clair sur les pressions exercées sur les membres de sa classe et l'influence de ses parents.
«J'ai été élevé comme issu d'une classe dont les membres étaient traités comme des citoyens de seconde classe. J'ai ressenti dès mon plus jeune âge cette injustice. Nous étions ceux qui descendions dans les mines et allions à l’usine, qui accomplissions le travail manuel, dont les sensibilités ont été émoussées, dont l'intelligence n'a jamais été reconnue.
J'ai vécu dans un environnement où, tous les jours de notre vie, on nous disait que nous étions bêtes, idiots, stupides et indignes. Mon père avait été mineur et a ensuite travaillé pour ICI (Imperial Chemical Industries, une des plus grandes entreprises chimiques au monde). Il n'était pas membre du parti ou un de ces socialistes démagogiques mais il se rangeait invariablement du côté de l'opprimé. Il ramenait souvent à la maison des gens qui n'étaient pas des gosses des rues ou des mendiants mais simplement des gens qui avaient subi une sorte de malheur. Mon père gravitait toujours autour d’intéressants bavards et rien ne pouvait lui faire plus plaisir qu’une discussion animée un samedi soir avec trois ou quatre personnes sur la politique ou la religion. Il faisait partie de cette tradition socialiste.
À dix-huit ans, il a suivi des cours du soir parce qu'il savait qu'il n'avait jamais beaucoup travaillé à l'école et, en fait, il est devenu un très bon mathématicien. Comme beaucoup de gens de sa génération, sa vie aurait été totalement différente s'il était né dans une classe différente. Voilà ce dont parle Blood Brothers.
Dans sa situation, vous saviez dès le départ que des gens moins intelligents, moins humains et moins sensibles contrôleraient votre vie. Ma mère était un peu différente. Elle avait une grande compassion naturelle et plein d’aspirations. Elle aimait les belles choses, les choses délicates dont mon père se méfiait. Elle s'est rendu compte que le raffinement et le goût n'avaient rien à voir avec la classe sociale alors que mon père les qualifiait de chics ou de bourgeois.
Par contre, mes parents étaient tous deux passionnément opposés à ce qu’ils appelaient la culture ou la pensée de la populace. Ils n'ont jamais pu supporter les groupes de gens qui ne se remettaient jamais en question et j'ai été éduqué à toujours voir les deux côtés d'une problématique.»
WILLY RUSSELL
B.6) Thé ou champagne
En 1969, Willy Russell arrête la coiffure pour travailler pendant un an dans l'entrepôt d'une usine afin d’amasser les fonds nécessaire pour l'université. Il y a expérimenté la division de classe dans ce qu’elle a de plus pernicieux. Il a travaillé quarante heures par semaine dans une pièce dont les fenêtres étaient peintes en noir pour que les travailleurs ne soient pas distraits. Il se souvient que chaque jour, alors que les ouvriers prenaient une pause thé de dix minutes, le directeur général et ses associés se faisaient servir du champagne dans des verres en cristal sur un plateau d'argent.
«Je ne m'opposais pas à ce qu'ils boivent du champagne, mais je me suis opposé au manque de «délicatesse» qu’il soit servi par quelqu’un qui passait devant nous tous les après-midi. Et de retour à l'atelier, on se comportait avec brutalité. Le contremaître, lui-même membre de la classe ouvrière, se conduisait comme un animal simplement parce qu'il disposait d’un peu de pouvoir et qu'il voulait satisfaire les gens là-bas avec le champagne. Et nous, nous nous narguions les uns les autres d'une manière vicieuse. Je pensais que j'avais abandonné tout comportement animaliste dans la cour de récréation, mais il était là qui se cachait profondément en nous.»
WILLY RUSSELL
B.7) Capables d'une violence extrême
Willy Russell n'était pas un enfant agressif, mais il aimait les tumultes de la cour de récréation et les jeux d'équipe. Il se souvient d’avoir joué une seule fois avec une arme à feu, quand il avait environ quatre ans, et même alors il avait eu des ennuis parce qu'il l’avait «volée» à l'enfant d'à côté. Compte tenu des nombreuses références aux armes à feu dans Blood Brothers et à l'issue fatale sanglante, il est intéressant de noter l'avis de Willy Russell à l'égard des «jouets armes à feu». Suggère-t-il que la fascination de Sammy pour les pistolets-jouets ont conduit d'une certaine façon à l’utilisation d'une vraie arme à feu plus tard? Sa réponse est clairement non...
«Bien sûr, il y a beaucoup d'armes à feu dans Blood Brothers mais elles sont factices, sauf pour l'arme que Sammy apporte et les armes de la police à la fin. Personnellement, je déteste les armes à feu et les choses terribles que les gens font avec, mais cela ne signifie pas que je crois que les enfants doivent être empêchés de jouer avec ce type de jouets. Je ne refuse pas ce droit aux enfants même si je ne l’encourage pas et ne partage pas leur plaisir, mais je veux leur laisser la possibilité de jouer de cette façon. J'irais même plus loin en affirmant que cet acte mimétique d'agression avec des armes symboliques a un effet bénéfique sur la société. Au moins, j'aurais besoin d’une vraie preuve démontrant que l'interdiction des jouets de type armes à feu est réellement utile.
J'admets que les enfants sont capables d'une violence extrême et qu’ils sont potentiellement brutaux, mais c'est la façon dont la société gère cela qui est crucial. Je ne suis tout simplement pas convaincu que l'interdiction des «jouets armes à feu» fera quoi que ce soit pour freiner cette agressivité chez les enfants.»
WILLY RUSSELL
B.8) L’absence d’effort peut être synonyme d'agonie
Willy Russell a utilisé des mots comme «torture», «agonie», «terreur» et «nuit blanche» pour décrire son processus d'écriture, mais il prend soin de ne pas en rajouter trop car il considère que cela a peu de rapport avec le public. Il n'est pas intéressant pour les spectateurs de savoir que la création a été difficile.
«Vous avez passé de nombreuses nuits blanches mais il ne faut pas s’étendre sur ce sujet. En fait, il n'y a rien de mieux que quand le public pense que n'importe qui aurait pu le faire, que le processus créatif a été sans effort.
Je travaille de façon systématique. Quand j'ai déposé les enfants à l'école ou à l'université, je vais au bureau, une maison géorgienne proche du centre de Liverpool. Jane va faire une tasse de thé, nous passons en revue les appels téléphoniques à donner et jetons un œil au courrier. Nous traitons les lettres urgentes, puis je lui demande de filtrer tous les appels téléphoniques laissant seulement passer ceux de ma famille immédiate ou de mon agent. Et enfin, je vais jusqu'au grenier où je travaille, allumer le traitement de texte et reprendre là où je m’étais arrêté la veille.
Parfois, je passe des jours sans ajouter la moindre syllabe et parfois je supprime même le travail précédent. Si c'est une bonne journée, je vais travailler régulièrement jusqu'à ce que je prenne une pause pour déjeuner et il n’est alors que cinq ou six heures. S'il n'y a rien que je doive faire à la maison, je monte travailler jusqu'à dix heures. Et puis j'éteins. Je ne bois jamais d'alcool et n'écoute jamais de musique quand je travaille parce que je pense qu’elles semblent séduisantes en ce sens qu’on peut penser que les sentiments engendrés par le vin ou la musique se retrouveront dans votre écriture.
Je vais suivre cette routine jusqu'à ce que j'ai terminé une tranche du travail. Cela peut durer six mois, mais une fois que le travail est fait alors je peux me détendre et partir en vacances. Je suis terriblement frustré si je dois faire une pause au sein de quelque chose d'inachevé.»
WILLY RUSSELL
B.9) L'histoire m'a fait frissonner pendant huit ans
Blood Brothers a évolué pendant environ huit ans avant que Willy Russell ne soit prêt à s'y engager totalement. Des pièces comme Shirley Valentine et Educating Rita commencent par un personnage et l'intrigue suit, mais avec Blood Brothers toute l'histoire était là et les personnages ont dû être inventés pour créer l'histoire.
«L'histoire en elle-même m’a fait frissonner à un tel point que je m'inquiétais de me tromper, mais, après la version courte sans musique, présentée à Fazakerly, je savais que j'étais prêt pour la version longue et musicale. Je ne livre jamais un script à moins qu'il ne soit complet et jouable. Je peux alors m'impliquer fortement dans la réécriture, mais je ne m'attends pas à ce que les acteurs et les metteurs en scène fassent mon travail à ma place. J'ai toujours imaginé que les enfants seraient joués par des adultes. J'avais vu des pièces de John McGrath et Peter Terson dans les années soixante où des acteurs de vingt ans jouaient des garçons de cinq ans avec un réalisme tout à fait acceptable, bien longtemps avant la pièce de Dennis Potter, Blue Remembered Hills (1979), où cette démarche a été utilisée magnifiquement.
Je voulais aussi que le texte ait un côté «conte de fées» et pour y parvenir, j'ai donné au narrateur les rythmes et les motifs des ballades traditionnelles que j'avais chantées dans les clubs. Bob Swash a produit la pièce pour le Liverpool Playhouse avec Chris Bond, lui-même écrivain, comme metteur en scène.
Chris Bond a sans doute été alors trop révérencieux avec le texte. Il ne voulait rien couper dans le texte et la pièce a ouvert à Liverpool avec quinze minutes à la fin de l'acte II qui, je trouvais, pouvaient disparaitre. C'était du fignolage dont le public n'avait pas besoin. Alors, après trois mois après la première à Liverpool, j'ai pris les ciseaux avant que le spectacle ne soit transféré à Londres. Je n'ai rien réécrit depuis, à part un petit changement mineur dans la production nord-américaine pour leur expliquer ce que signifiait «re-housing in council property.»
WILLY RUSSELL