Un amour naissant en pleine guerre des gangs

Soixante-cinq ans après sa création, West Side Story n’a rien perdu de sa modernité et de son actualité. Nous sommes très fiers de vous présenter au Festival Bruxellons! ce chef d'œuvre immortel de la comédie musicale qui, emporté par la musique de Leonard Bernstein et les mots de Stephen Sondheim, célèbre le choc des corps.


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Le festival Bruxellons, au Château du Karreveld, s’ouvre avec West Side Story. Traduire ce « hit » de la culture américaine en français, c’est l’épreuve du feu, le test ultime pour savoir si Tony et Maria – et leur histoire d’amour sur fond de rivalités ethniques – sont réellement inoxydables.

Avions-nous besoin d’une énième version de West Side Story ? Créée pour la première fois en 1957 à Broadway, la comédie musicale a – faut-il le rappeler ? – été transposée au cinéma en 1961 dans le fameux « hit » aux dix Oscars. Et même si ça pique les yeux aujourd’hui de voir Natalie Wood jouer une Latina, le film survit désormais à la fois comme une capsule de la culture américaine des années 50 et comme un réservoir de chansons impérissables – Tonight, America, I feel pretty, etc. – doublées de danses qui ont à jamais imprimé la rétine collective. Souvenez-vous de la scène d’ouverture où les Jets et les Sharks se défient dans les rues de New York à coups de ronds de jambe, sauts de chat et autres élégants pas de biche (et on ne parlait même pas encore de virilité déconstruite à l’époque !). Ou encore ce mambo inoubliable dans la scène du bal au gymnase…

Bref, avec leur histoire d’amour interdit, entre ballet et bagarres de rue, Léonard Bernstein (compositeur), Jerome Robbins (metteur en scène et chorégraphe), Arthur Laurents (livret) et Stephen Sondheim (paroles) ont atteint une sorte de pinacle culturel. Ce qui n’empêche pas les créateurs, ces derniers temps, de s’attaquer au monument. Après la tentative (éphémère) des Belges Ivo van Hove et Anne Teresa de Keersmaeker d’en imaginer une toute autre version, plus politique, à Broadway en 2020 (la création n’a pas survécu au Covid), et le remake soigné de Steven Spielberg au cinéma en 2021, voici donc que l’équipe du festival Bruxellons, au Château du Karreveld, propose de remanier ce classique parmi les classiques de « musicals », dans une traduction française de Stéphane Laporte (jusqu’au 26/8, www.bruxellons.net).

Déposer Manhattan sur les planches de Molenbeek, et traduire en français l’humour très américain de chansons comme America ou Gee, Officer, Krupke, c’est l’épreuve du feu, le genre de test qui détermine si une œuvre est réellement inoxydable. Verdict ? West Side Story est décidément inusable. Mise en scène par Daniel Hanssens et Kylian Campbell, cette version belge s’inscrit dans un respect total de l’œuvre, voire une dévotion pour son univers devenu mythique tout en le faisant entendre autrement : « On s’paye des buicks en America / Vitres électriques en America / Sièges en plastique en America / Rien de plus chic en America » chantent les amies d’Anita en faisant virevolter leurs robes froufroutantes. Tout dans le décor de Philippe Miesch – des immeubles décatis au grillage du terrain de basket – évoque San Juan Hill, quartier new-yorkais qui a inspiré l’histoire de West Side Story mais la pimpante distribution d’artistes belges ou français donne une autre tonalité au monstre, elle le vivifie plutôt que de le momifier.

Sous l’impeccable direction musicale de Laure Campion, la partition sublime les airs connus, et rend indémodable l’énergie désespérée de ces jeunes qui claquent dans leurs doigts pour ne pas envoyer leur poing dans la gueule d’un destin bouché. C’est d’ailleurs dans ce portrait que la pièce s’avère impérissable. A l’origine, les auteurs se sont inspirés des émeutes raciales des Zoo Suits mais aussi des conflits de gangs dans le très violent et délabré Upper West Side, et notamment San Juan Hill, quartier sans avenir voué à disparaître pour laisser place, entre autres, au Lincoln Center. Des ghettos new-yorkais des années 50 aux banlieues françaises récemment enflammées, il n’y a qu’un pas, fut-il dansé façon mambo. Alors oui, West Side Story n’est pas exempt de stéréotypes mais ce qu’il touche, dans son essence – la pauvreté, le racisme, les préjugés, la violence – reste tristement contemporain. Oui, West Side Story (qui entendait réactualiser Roméo et Juliette) s’avère indécrottablement cheesy mais sa jeunesse discriminée par des flics blancs est aussi celle qui chante avec ironie « Gee, Officer Krupke – Krup you ! » (le « f-word » était encore censuré à l’époque). Oui, West Side Story est imparfaite, comme le sont beaucoup de comédies musicales, mélanges glorieux et désordonnés de trouvailles esthétiques et de fourre-tout tape à l’œil, mais elle est, une fois encore, portée par l’énergie d’artistes protéiformes au talent débordant.

Catherine Makereel - Le Soir - 17/7/2023

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