Un amour naissant en pleine guerre des gangs

Soixante-cinq ans après sa création, West Side Story n’a rien perdu de sa modernité et de son actualité. Nous sommes très fiers de vous présenter au Festival Bruxellons! ce chef d'œuvre immortel de la comédie musicale qui, emporté par la musique de Leonard Bernstein et les mots de Stephen Sondheim, célèbre le choc des corps.


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Ils ont les traits tirés et les yeux cernés, mais de l’énergie encore à revendre. Voici plusieurs mois que Daniel Hanssens et Kylian Campbell, entourés de leurs équipes artistique et technique, travaillent d’arrache-pied à la création de la célèbre comédie musicale West Side Story. Chorégraphies, chansons, musiques, costumes, coiffures, maquillages, accessoires, éclairages, décors, promotion, billetterie…, la somme de travail est titanesque. Mais malgré la fatigue et le stress, les deux metteurs en scène gardent le cap : tout sera fin prêt d’ici au 10 juillet pour donner le coup d’envoi du festival Bruxellons !

Dans la cour du Château du Karreveld, au cœur de la commune de Molenbeek, s’élève un gradin de quelque 700 places. Il faut se frayer un chemin entre les armatures métalliques encore en cours de montage pour accéder au vaste plateau surélevé. Une façade d’immeuble à appartements, des escaliers de secours, des poutres, une vieille bagnole rouge renversée, une bouche de métro…, pas de doute, on est bien dans le décor de West Side Story.

Et si l’on venait encore à hésiter, un air, ultra-connu, passe en boucle dans les enceintes que la régie s’affaire à régler : America, l’une des treize chansons (avec Something’s coming, Maria, Somewhere, Tonight…) du compositeur Leonard Bernstein et du parolier Stephen Sondheim, qui ont fait la renommée du musical West Side Story, créé en 1957 au Winter Garden Theatre à New York.

Roméo et Juliette dans l’Upper West Side
Si Daniel Hanssens et Kylian Campbell se montrent sereins face à un tel monument de Broadway, c’est parce que les deux hommes ont appris, depuis 2015, à maîtriser les rouages de ce style de spectacle très particulier qu’est la comédie musicale, où s’entremêlent jeu, chant et danse. Après La Mélodie du bonheur (2015), Evita (2016), Sunset Boulevard (2018), My Fair lady (2019), Blood Brothers (2021) et Elisabeth (2022), West Side Story est, en effet, le septième musical présenté dans le cadre du festival Bruxellons !

”Jamais je n’aurais pu imaginer il y a vingt ans monter West Side Story, confie Daniel Hanssens, le regard brillant. C’est une comédie musicale emblématique, inspirée d’une œuvre phare de Shakespeare, Roméo et Juliette. C’était un rêve de le monter parce que j’ai toujours adoré cette histoire et que je suis un grand fan de Shakespeare. Toute l’expression de Shakespeare me passionne et West Side Story est l’une des versions qui me touche”.

Comme dans Roméo et Juliette, West Side Story est l’histoire d’un amour impossible. Elle n’a pas pour décor la Vérone du XVIe siècle, mais bien le New York, et plus précisément son quartier de l’Upper West Side, des années 50. La guerre des gangs y fait rage – on se bat pour un territoire et pour des filles – sur fond de rixes, de racisme et de haine. L’intrigue se concentre sur la rivalité entre deux bandes : les Sharks, formés de jeunes nés de parents émigrés de Porto Rico, et les Jets, qui vantent leurs racines blanches américaines, car nés aux États-Unis, mais dont les familles sont originaires d’Irlande, Pologne, etc. Tony et Maria appartiennent chacun à l’un des deux clans ennemis. Mais ils vont tomber fous amoureux lors d’un bal. Pour le meilleur et pour le pire…

”Les droits sont très compliqués à obtenir”
Daniel Hanssens reprend : “Avec les deux autres co-directeurs du festival Bruxellons !, Jack Cooper et Olivier Moerens, nous exprimons nos envies de comédies musicales. Nous essayons de varier les styles et d’élargir l’horizon des propositions, car nous sommes les seuls à faire cela du côté francophone. Quand nous nous sommes lancés dans l’aventure, c’était une gageure de commencer les comédies musicales en français, mais nous avons réussi notre pari”.

Preuve de son mérite, Bruxellons ! A reçu en 2022 le Trophée d’honneur aux Prix de la Comédie musicale à Paris. “À nos débuts, c’était difficile, se souvient le metteur en scène, car les droits sont très stricts et très compliqués à obtenir”. Mais, “au fil des années, nous avons acquis une reconnaissance auprès des auteurs, des ayants-droits, des avocats, etc., se félicite Daniel Hanssens. Ils sont venus voir et ont constaté que nos spectacles étaient de qualité. Nous avons désormais la porte ouverte pour créer un peu toutes les comédies musicales dont nous avons envie”.

Quand nous nous sommes lancés dans l'aventure, c'était une gageure de commencer les comédies musicales en français, mais nous avons réussi notre pari."
Daniel Hanssens, co-directeur du festival Bruxellons!

Ainsi, pour West Side Story, “nous avons reçu l’autorisation pour réinventer les chorégraphies et retraduire intégralement le texte nous-mêmes en français”. Un beau cadeau pour le festival Bruxellons ! Qui soufflera ses 25 bougies en août.

La danse, moteur de l’histoire
Première comédie musicale à avoir été mise en scène par un chorégraphe (Jerome Robbins), West Side Story est composée à 80 % de danses. “Avant, cela ne se faisait pas du tout. Les chansons, et encore moins les danses, n’avaient rien à voir avec l’intrigue principale, rappelle le danseur et chorégraphe Kylian Campbell. Or, ici, les chorégraphies participent à faire avancer l’histoire, au même titre que le jeu et les chansons”.

Alors que les versions de West Side Story au cinéma en 1961 et 2021 se distanciaient déjà, plus ou moins, des chorégraphies originales de 1957, comment Kylian Campbell a-t-il retravaillé les mouvements ? “De la même manière qu’il y a deux metteurs en scène, j’ai demandé à pouvoir collaborer avec un autre chorégraphe, explique-t-il. Étant donné que c’est une histoire d’opposition, entre deux familles, deux points de vue, il me semblait intéressant d’avoir la vision de deux chorégraphes au style différent. J’ai donc demandé à Antoine Pedros de me rejoindre : Antoine vient du monde des danses urbaines et moi, de la danse classique, mais nous sommes complémentaires”.

La chorégraphie de Jerome Robbins, qui était très avant-gardiste pour l'époque, a un peu vieilli."
Kylian Campbell, co-metteur en scène et chorégraphe de "West Side Story"

Pour créer leur univers chorégraphique, les deux hommes sont partis “d’une page blanche”, s’inspirant “de vidéos des années 50 – nous avons observé comment les gens dansaient à cette époque – ainsi que des danses latines (rumba, mambo…), notamment pour les scènes du bal”, détaille Kylian Campbell. Et comme la chorégraphie prévaut, la distribution des 25 interprètes sur scène, accompagnés de 15 musiciens live, a été guidée en vertu de leurs aptitudes en danse.

Et de relever : “Daniel et moi voulions vraiment représenter la violence qui sous-tend cette histoire d’amour. Or, la chorégraphie de Jerome Robbins, qui était très avant-gardiste pour l’époque, a un peu vieilli”. “Elle reste très impressionnante d’un point de vue technique, reconnaît le chorégraphe, mais, aujourd’hui, il y a d’autres manières d’exprimer ces sentiments, comme les danses urbaines. Même si elles sont anachroniques puisqu’elles n’existaient pas dans les années 50, elles peuvent malgré tout renforcer la vision que nous avons de cette histoire”.

Néanmoins, “Antoine et moi n’avions pas du tout envie de renier Jerome Robbins, donc il y a des petits clins d’œil ci et là, des pas parmi les plus emblématiques que nous avons repris et que les fins connaisseurs reconnaîtront”.

”Les spectateurs auront le vrai sens du récit”
Autre innovation apportée au livret d’origine d’Arthur Laurents, le texte (chansons comprises) a été entièrement traduit en français. Une première mondiale. Le pari est-il risqué quand on sait que la plupart des chansons de West Side Story sont des best-sellers en anglais ? “Non, affirme Daniel Hanssens. Par exemple, pour le titre America, la plupart des gens ne se souviennent pas des paroles, mais juste du gimmick 'papapapapa… in America'”, fredonne-t-il.

”Avec notre traducteur et adaptateur, Stéphane Laporte, on a testé plusieurs traductions – 'en USA, aux USA' –, mais ça n’allait pas. Finalement, on s’est dit que comme ce sont des Portoricains qui chantent, on pouvait très bien laisser 'J’ai envie de vivre en America' comme ça, les spectateurs gardent ce son-là. Pour la première fois, ils auront le vrai sens du récit puisqu’on va leur donner une vraie histoire en français”.

La Libre Belgique - Stéphanie Bocart - 7/7/2023

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