Irrésistible Nuit des Rois:
du rythme, des chants, du rire
le théâtre élisabéthain en Commedia.

La preuve du pudding, disent les Anglais, c'est de le manger. Et cette Nuit des Rois à l'italienne est des plus gouleyantes. C'est un vrai feu d'artifice d'effets et de surprises, sans que l'on tombe jamais dans la vulgarité ou le tapage gratuit.
(Philip Tirard - La Libre Belgique)


De «La Mascarade Fantastique» à «La Nuit des rois»
Suite au succès rencontré avec la Mascarade Fantastique nous nous sommes rendu compte que la Commedia dell’Arte parlait plus que jamais aux spectateurs de notre temps. Depuis deux ans maintenant que ce spectacle tourne, la joie et le bonheur de le reprendre grandit à chaque fois. Nous avons tourné en Belgique, en France, en Espagne et nous préparons à nouveau une tournée étrangère importante dans des Festivals internationaux tels que ceux de San Archangelo, Barcelone, Menton, Nantes et Alcala ainsi qu’une tournée conséquente en Communauté française. Nous avons joué 15 jours cet été sur les toits de l’Innovation en association avec Bulles Production et le succès fut vraiment impressionnant: une moyenne de 250 personnes par jour et jusqu’à 400 personnes certains soirs ! En gros, La Mascarade Fantastique frôle à ce jour les 100 représentations et elle a encore de très beaux jours devant elle!

Avant donc de parler plus précisément du «projet Shakespeare», nous vous proposons de jeter un petit regard sur la pratique de la Commedia dell’Arte dont nous avons fait l’expérience et sur ce qui nous paraît essentiel dans ce type de théâtre.

L’expérience de la Commedia dell’Arte
Le but avoué de la Commedia est d’être vital, de ne jamais ennuyer, de faire du spectacle avec l’analyse des contrastes sociaux. Analyse simple, directe. Si les spectateurs raffolent de la Commedia, c’est avant tout, grâce à l’aspect ludique et drôle de cette discipline, qui les réconcilie avec un théâtre parfois trop sérieux. Mais ce théâtre séduit également par son aspect social et politique : démontant les vices et vertus de notre société (toujours par le biais du rire), parlant aux gens de leur actualité, de leur ville, de leurs mœurs, des magouilles politiques dans lesquelles ils sont plongés en permanence via les médias, la Commedia se présente en quelque sorte comme une forme de grande parabole d’un journal télévisé mondial. A l’heure actuelle, nous sommes de plus en plus influencés par les médias, il est donc essentiel de se produire avec ce type de théâtre là où le besoin s’en fait sentir, et plus particulièrement dans les zones défavorisées où la télévision est devenue la seule distraction. La Commedia n’est pas un discours à thèse : pas de victoire, pas de leçons, pas de conclusions. Aucune justification pour la méchanceté d’autrui et sa propre impuissance. Il s’agit seulement d’opposer les différentes figures sociales, les différents pouvoirs, les différents avis, les différentes circonstances et les différentes conséquences. Afin que les gens ne se forgent pas un avis restreint ou imposé, mais leur propre avis, conséquence de l’observation de plusieurs figures différentes. C’est un théâtre qui, pour nous, comédiens, nous permet d’être plus proches des gens en dehors de la représentation en elle-même. Il permet de joindre l’utile à l’agréable. Nous sommes soucieux d’ «ouvrir les yeux » de notre public. Tout en évitant les dangers de la manipulation ; par conviction personnelle, nous ne voulons pas faire de politique ou servir un parti quelconque. Toute forme de démagogie est exclue de notre discours. Enfin, grâce au pouvoir de l’imaginaire créé par les masques ainsi qu’aux différentes techniques qui appartiennent à ce type de théâtre (pantomimes, chants, combats, ralentis, surréalisme, transposition de l’action dans différents éléments, jeu excessif et grotesque), la Commedia offre l’accessibilité du théâtre à la place publique. Entièrement tendue vers les spectateurs et vers la représentation, elle trouve son principal interlocuteur dans la rue et permet ainsi de rendre le théâtre (et, en ce y compris, les grandes œuvres du répertoire) accessible à un public envisagé dans sa plus vaste dimension. Nous avons eu la chance de toucher, au cours de nos diverses représentations, un public particulièrement vaste, représenté par toutes les couches sociales et culturelles de notre société.

Nous produisant là où les classes sociales les plus populaires se retrouvent (classes sociales qui n’ont malheureusement pas souvent les moyens financiers d’aller au théâtre ou qui n’y sont pratiquement pas sensibilisées), nous leur avons montré que le théâtre pouvait avoir lieu là où ils ne s’y attendaient pas et, plus encore, que ce théâtre pouvait les accrocher car il parlait d’eux ! La Commedia a cette force de pouvoir suggérer aux gens une autre manière d’envisager leur place dans la société. Nous ne tenons pas à faire « la révolution », mais la transposition théâtrale par le rire permet une prise de conscience du quotidien et une prise de position dans la vie sociale.

Aujourd’hui les gens s’enferment, se protègent, ont peur de l’ « autre » et l’environnement politique actuel n’aide pas toujours à avoir envie de s’ouvrir à autrui. Nous espérons sensibiliser notre public afin qu’il prenne conscience que la société se construit ensemble. Cela ne se fait pas par magie mais peut-être par le rire.

Et le rire n’est-il pas le propre de l’homme ? C’est en tout cas ce qui nous a amenés à SHAKESPEARE…

La Commedia au service d’un « monstre sacré »… et vice versa
Pour rendre à ce théâtre populaire, ses lettres de noblesse, nous avons tenu à rappeler à notre public que «spectacle accessible » ne veut pas dire «spectacle réducteur », et, si la force de la farce réside dans la catharsis qu’elle offre au spectateur, c’est bel et bien parce qu’elle exige une énorme qualité dramaturgique. Nous nous sommes également rendu compte que ce qui nous avait le plus manqué au cours de notre expérience « Fantastique », c’était la qualité du langage. Comme nous l’évoquons dans le chapitre consacré à l’adaptation, la troupe éprouve, fondamentalement, le besoin de réinvestir le « dire » dans le jeu. Nous ressentions donc le besoin d’élever le niveau de la parole prise en scène à une dimension plus poétique. Et nous sommes partis en quête d’un véritable texte, d’un réel dramaturge. Shakespeare s’est offert à nous de manière évidente. Sorte de trait d’union entre l’imaginaire collectif et la réalité sociale du public, ce dramaturge légendaire offre, dans un style littéraire jamais égalé, la richesse thématique et poétique qui nous avait fait défaut lors de la création de La Mascarade. En outre, ses accointances avec la Commedia dell’Arte sont claires : ses œuvres sont ancrées dans la période d’apogée de la Commedia en Italie et il est aujourd’hui prouvé qu’il y puisa bon nombre de canevas qui lui servirent de base de travail. Nous avons donc entrepris la lecture de toutes les comédies de SHAKESPEARE, puisque, comme le dit Ben JOHNSON, la seule sagesse que les pauvres humains puissent avoir, c’est d’extravaguer sur leurs propres folies. Notre choix s’est assez naturellement arrêté sur La Nuit des rois. Shakespeare y a en effet conservé tous les ingrédients nécessaires à un spectacle de tréteaux tout en y insufflant sa verve poétique et sons sens du merveilleux pimenté de grotesque.

L’intrigue est simple mais suffisamment élaborée pour tenir le spectateur en haleine. Il y a du suspense dans La Nuit des rois.

Le rythme du jeu apparaît comme essentiel dès la première lecture : la pièce est animée par un tourbillon d’entrées et de sorties et par la succession de rythmes contrastés ; les scènes ne sont pas très longues et au fur et à mesure du développement de l’intrigue, la pièce s’accélère. On imagine aisément le public se laisser enchanter par les multiples rebondissements de l’histoire. Les personnages vivent si intensément ce qui leur arrive qu’il apparaît comme évident que chacun d’entre nous pourra reconnaître, derrière ces intrigues de théâtre, des choses qu’il vit ou qu’il a vécues. Tous sont bernés, floués, manipulés par la ruse de personnages qui les mènent à l’échec. Le postulat de base de la pièce est simple, il rejoint la source de tous les canevas de Commedia. Chacun s’arrange avec tous les compromis possibles pour exister et satisfaire sa faim, sa cupidité et ses amours. Chacun essaie de tromper l’autre et tombe dans des pièges. Ce théâtre pratique la vengeance, la méchanceté et le tout-pouvoir du désir.

Le sourire n’existe pas: on rit ou on pleure. A tout cela s’ajoute le travestissement de Viola au cours de cette Douzième Nuit (titre de la pièce en anglais), nuit de l’épiphanie. Cette atmosphère carnavalesque nous plonge dans un monde où tout est possible : renversements, jeux d’illusion et débordements sensuels. Vient enfin la multitude de chants, de duels prêtant à rire et de danses entraînées par des personnages carnavalesques.

Et nous retrouvons un véritable canevas de la grande époque italienne de la Commedia dell’Arte. A la suite d’un naufrage dans lequel elle croit avoir perdu son frère, Viola débarque en Illyrie et, prenant l’apparence d’un jeune garçon pour affronter ces contrées inconnues, elle entre au service du duc Orsino. Elle en tombe désespérément amoureuse tandis que celui-ci porte son cœur en écharpe, désespérément amoureux d’Olivia. Cette dernière refuse ses avances, ayant fait vœu de chasteté pour sept ans à la suite du décès de son frère. Résolument murée dans un refus de la séduction masculine (elle repousse tous ses prétendants ; le duc, son intendant Malvolio tout comme l’ami de son oncle Toby : André Aguecheek), Olivia succombera cependant aux charmes de Césario, messager d’Orsino, qui n’est autre que Viola déguisée. Sur le trio mélancolique Orsino/ Viola/ Olivia, vient se greffer un quatuor de personnages populaires incarné par Sir Toby Belch, Sir Andrew Aguecheek, Maria et Feste. Personnages carnavalesques de cette tragi-comédie, ils sont prêts à tout pour faire rire les spectateurs et fomenter de mauvais coups afin de faire rebondir l’action. La folie, autre thème important de La Nuit des rois, se décline ici en quatre temps : le fou « naturel », ou sot, principalement représenté par Sir Andrew ; le fou en tant que contraire de l’homme sage, ou qui se refuse à être sage : Sir Toby ; vient ensuite celui qui se croit sage mais qui agit comme un sot et que l’on va faire passer pour un fou : Malvolio ; et enfin, le fou en tant que bouffon, mélancolique et amusé, qui contemple d’un œil coquin le déroulement cruel de cette terrible mascarade : Feste. Le retour miraculeux du frère jumeau de Viola, Sébastien, offrira néanmoins au spectateur un final heureux bien que teinté d’une certaine amertume. Et c’est ce qui fait également l’une des forces de la pièce : cette Nuit des rois occupe une place à part au sein des comédies de SHAKESPEARE : magnifique et mélancolique, elle ne cesse de déployer des jeux dangereux de miroirs qui fondent la transition idéale vers les grandes tragédies qui suivront. Il est sans doute important de rappeler ici que la Commedia, si elle constitue une sorte de folie mise en théâtre, n’est pas drôle : elle prête à rire. C’est une forme théâtrale essentiellement tragique qui tourne autour des thèmes fondamentaux comme la peur de mourir, la peur de vivre, la peur tout court. Elle a pour fonction d’exorciser nos peurs grâce au rire qu’elle suscite. Et c’est là aussi que réside le talent de SHAKESPEARE : amener le spectateur à rire de cette tragédie tout en lui offrant une forme de catharsis salutaire. L’œuvre de SHAKESPEARE, tout comme la Commedia, est corrosive, comme le monde. Elle prend sa source au sein de la vie quotidienne, se nourrissant de cultures, de traditions, de lieux communs et d’inventions surprenantes. Pouvoir faire apparaître l’absurdité des comportements par le divertissement et exprimer l’urgence de vivre, plus proche de la survie que de la vie, voilà son objectif. Cette urgence concerne la majorité d’entre nous. C’est à cette majorité que nous nous adressons, et c’est à cette majorité que SHAKESPEARE s’adresse. Il joue constamment sur l’ambiguïté, sur l’indécision et les hésitations de l’identité, et c’est ce qui fait la force de cette comédie qui promeut une meilleure connaissance de soi et, par extension, de l’autre. Nous retrouvons donc au sein de cette même pièce, ce mélange de farce et de violence des sentiments qui fait toute la saveur, toute la richesse d’une réelle comédie et qui lui rend sa dimension rituelle propre à toucher un public aussi éloigné soit-il de nos planches actuelles. Imitation de la vie, miroir des mœurs, image de la vérité, La Nuit des Rois, tout comme la Commedia, semble constituer un antidote très actuel contre l’ennui constamment évoqué au fil de la pièce. Employée à restituer le monde en le singeant, en inventant sa vérité, cette vision du théâtre ignore la précaution et ne craint rien de la réalité. Et c’est ce qui lui donne les moyens de l’atteindre. Elle n’a pas de pitié pour l’homme. C’est cela qui fait sa force. La Nuit de Rois s’est imposée à nous de manière indiscutable car c’est ce que nous recherchions : l’esprit de la Commedia dell’Arte soutenue par un grand dramaturge. Notre démarche est claire ; il s’agit de retrouver la force contemporaine de Shakespeare servi par un type de théâtre dans lequel il a puisé les ressorts dramaturgiques et comiques d’une grande partie de ses œuvres.

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