La moelle de Flaubert, sa féroce lucidité.
Bouvard et Pécuchet est une œuvre géniale, clairvoyante, visionnaire…et drôle de l’histoire de la pensée unique. C’est une lecture éblouissante du mythe de l’éternel recommencement, c’est un moment de rage bienveillante de Gustave Flaubert, ultime roman de la personnalité majeure de la littérature française.
Si Bouvard et Pécuchet sont des « cloportes » selon leur créateur, ils sont aussi capables d’analyses pertinentes et ironiques des gens et de la société qui les entourent.
Chapeau bas, Messieurs ! Vos Bouvard et Pécuchet vous collent à la peau et nous captivent. Ils excitent la pensée, frôlent l'émotion et mettent en joie ! Mercredi, dans la petite salle montoise des Arbalestriers assommée de chaleur, les applaudissements ont trouvé une énergie inespérée pour répondre à la vôtre, magnifique.
Ne tournons pas autour du pot : nous étions sceptique. Non sur votre talent. Mais avouez que pour ramener en une heure quarante et en théâtre les cinq cents pages de Gustave Flaubert, où les strates du savoir universel du XIX e siècle - et sa critique féroce - se télescopent à la vitesse de la lumière, il fallait une bonne dose d'inconscience... et d'intelligence !
Michel Tanner a foncé, son adaptation a taillé dans le vif, remodelé les deux tiers du dialogue, et forgé une vraie matière scénique, sans jamais perdre de vue la moelle de l'oeuvre de Flaubert. Toute sa féroce lucidité est préservée, ses éclairs visionnaires aussi, dans l'utopique désir de maîtriser le monde par la connaissance. Et l'on voyage avec les deux compères (qui ont quitté Paris et leur état de fonctionnaires pour la campagne) dans leurs approches calamiteuses du jardinage, leurs études de l'astronomie, du théâtre, de l'histoire, de la politique, de la religion, de la philosophie, du spiritisme...
Les séquences s'enchaînent, fluides, dans des tempos différents. Ici, le jeu se cristallise, là, il picore. L'ingéniosité de la scénographie de Vincent Lemaire y participe. Avec le mur-tableau noir, la porte qui peut devenir tourniquet ou s'ouvrir à deux battants, belle métaphore du cheminement en volte-face de leurs idées. Avec aussi ce plan incliné étroit qui délimite leurs territoires et sert de bureau, de bibliothèque, de réserves d'accessoires - dont les attributs du parfait fonctionnaire copiste : manchettes de lustrine, penne, encrier, porte-plume... Superbe image finale où Bouvard et Pécuchet, désabusés, n'espérant plus rien, reprennent leurs habitudes de copistes.
En ce duo, il y a du clown qui lorgne vers Beckett.
Les lumières de Guy Simar embrasent la scène, de l'aube au crépuscule, et scandent les séquences. Tout comme les superbes petites mélodies d'Eloy Baudimont, qui s'égrènent, moqueuses, légères, sautillantes.
En Guy Pion et Jean-Marie Pétiniot (leur treizième duo !), il y a du clown qui lorgne vers Beckett, avec ce mélange de naïveté, d'absurde, de ferveur. Leur duo, bien croqué dans leurs individualités, est drôle et coule de source, évite la farce comme le numéro d'acteur. Il faut voir Pion se lancer dans Athalie à la Sarah Bernhardt, puis entraîner Pétiniot dans Tartuffe version Louis Jouvet ! Et que de savoureux moments dans leurs débats sur la religion, sur l'Etat !
Il court entre eux cette tendre amitié qui résiste à leurs bêtises et que nuance admirablement la direction de Michel Tanner, menée à son terme par Béatrice Ferrauge après l'hospitalisation du metteur en scène, pour un sérieux problème cardiaque, à une semaine de la première. Le spectacle continue. Avec bonheur.
Michèle FRICHE - Le Vif/L'Express, 12/01/2007