Si Dieu a une dépression que peut-il faire?
Quel recours?
Qui peut-il aller voir?
"Immédiatement l'image fondit sur moi: Dieu sur le divan de Freud. Puis la contre image: Freud sur le divan de Dieu. Dieu et Freud doivent avoir énormément de choses à se dire puisqu'ils ne sont d'accord sur rien... Et ce dialogue n'est pas facile puisque aucun des deux ne croit en l'autre…"
Eric-Emmanuel Schmitt
Le conteur philosophe
Eric-Emmanuel Schmitt n’est pas l’homme d’une seule passion. Son rêve était de devenir musicien. Il s’est plutôt dirigé vers la philosophie, pour ensuite bifurquer vers l’écriture. Il est aujourd’hui l’auteur francophone le plus vendu dans le monde. Stéphan Bureau l’a rencontré à Bruxelles, centre de gravité de sa création.
Humaniste. Voilà le mot qui vient à l’esprit lorsqu’on s’intéresse à Eric-Emmanuel Schmitt. Car de son œuvre émergent des thèmes essentiels, et qui nous interpellent tous : l’amour, l’amitié, la maladie, la mort.
Ce jeune auteur né en 1960 près de Lyon, en France, est rapidement devenu un incontournable de la littérature et du théâtre. Touchant autant le grand public que les intellectuels, il conjugue donc succès critique et succès populaire. Un cas rare !
Très jeune, Schmitt se passionne pour la musique et le piano, ambitionnant même de devenir compositeur. Bien qu’il ait abandonné ce rêve, la musique n’en est pas moins omniprésente dans son œuvre. Autant par le rythme que par les silences de l’écriture.
Brillant étudiant, Eric-Emmanuel Schmitt devient plutôt philosophe, avec un intérêt particulier pour Diderot. Encore une fois, cette formation déteint sur son œuvre. Tous ses textes posent des questions philosophiques. Quant aux réponses, c’est au lecteur de les trouver ou de les interpréter, car Schmitt estime que les questions rassemblent, mais que les réponses divisent.
Des réponses, Eric-Emmanuel Schmitt en a trouvé au cours de la nuit du 4 février 1989. Lors d’une expédition dans le désert du Sahara, il vit une expérience mystique qui lui fait éprouver le sentiment de l’Absolu. Et soudain, une phrase occupe toutes ses pensées : « Tout est justifié ».
Cette nuit le bouleverse. Il estime qu’il est maintenant prêt à écrire. Et dès ses premières pièces de théâtre, Eric-Emmanuel Schmitt frappe l’imagination et récolte les éloges. Il abandonne l’enseignement de la philosophie pour se consacrer exclusivement à l’écriture. Par la suite, il choisit la forme romanesque pour s’attaquer à des mythes et à des thèmes difficiles tels que la religion, ainsi qu’à des personnages historiques comme Pilate, Jésus, Hitler.
Eric-Emmanuel Schmitt élabore ses romans lors de longues randonnées en forêt, puis les couche sur papier le plus rapidement possible. Le romancier écrit comme s’il était habité par un sentiment d’urgence. Ses œuvres s’enfilent à un rythme soutenu. Et pourtant, à chaque fois, le lecteur est convié à une rencontre entre l’émotion et la réflexion. C’est probablement cet alliage qui explique le succès de ce nouveau monstre de la littérature.
L'enfant qui regardait Dieu
Eric-Emmanuel Schmitt aura 45 ans quand il nous recevra dans sa maison de maître située dans un quartier huppé de Bruxelles; où il s’est installé en juillet 2003, après avoir vécu un certain nombre d’années en Irlande, où il avait acheté une maison pour s’isoler, disait-il alors, et goûter la conversation des Irlandais.
C’est donc en Belgique désormais qu’il habite, dans cette belle demeure bruxelloise de trois étages, avec son chat Léonard ainsi qu’avec un chien (qu’il doit prendre, paraît-il, dans ses bras pour qu’il n’aboie pas quand un visiteur sonne à la porte). Au rez-de-chaussée, les bureaux des trois personnes à temps plein qui s’occupent de gérer les droits mondiaux de son œuvre, traduite dans trente-cinq pays. Non loin, la forêt de Soignes, où il écrit en pensée ses romans et ses pièces avant de les coucher sur papier, toujours rapidement, presque dans la fièvre (« Je suis un écrivain du premier jet », dit-il). De plus, ce jeune écrivain est abonné au succès.
Jeune, parce qu’il est né le 28 mars 1960, avenue Valioud, à Sainte-Foy-Lès-Lyon, dans une famille modeste. Son père, jadis boxeur, et sa mère, championne de France du 80 mètres, sont professeurs d’éducation physique. À l’âge de 14 ans, les grands-parents paternels d’Eric-Emmanuel Schmitt quittent l’Alsace pour s’établir dans le quartier ouvrier de la Croix-Rousse à Lyon, et sa grand-mère est embauchée comme repasseuse dans une usine de soieries. Les parents sont de droite. Ils ne sont pas riches, mais, dans cette famille-là, on aime le théâtre et l’opéra, et on y emmène très tôt les enfants (s’il n’a pas de frère, Eric-Emmanuel Schmitt a une sœur aînée, qui militera plus tard dans les milieux ouvriers, s’il faut en croire une allusion dans un certain texte de commande à caractère autobiographique dont nous reparlerons dans un instant).
On ignore à quel âge remonte sa toute première initiation au théâtre, mais on sait qu’il en a eu la révélation à l’âge de huit ans: ce soir-là, « le soir où j’ai vu Cyrano, confie-t-il à un journaliste du Journal du dimanche, je savais que les jambons qui pendaient du plafond étaient en carton. Et pourtant, je savais que c’étaient des jambons. Je les humais. J’en salivais. Quand Cyrano meurt, je pleurais et j’avais honte, je pensais que j’étais le seul à pleurer. La lumière s’est rallumée, j’ai compris que nous étions huit cents à avoir humé les jambons de carton, huit cents à pleurer la fausse mort de Cyrano. C’est là qu’est né mon amour du théâtre. Le théâtre, c’est l’ambiguïté, l’artifice, le partage, la fraternité.» Et on peut dire que cet amour des planches, du texte incarné sur les planches, transparaît dans toutes ses pièces, au rythme et aux dialogues enlevés, voire dans ses romans, qui montrent un sens très vif de la narration et des dialogues. Plus que tout, cet amour transparaît dans Frédérick ou le boulevard du crime, qui recrée l’une des gloires du théâtre romantique au XIXe siècle, Frédérick Lemaître - sorte d’hommage à un art que ni le cinéma ni la télévision (pour laquelle Schmitt signe à l’occasion des adaptations d’œuvres littéraires, par exemple Les liaisons dangereuses, de Cholderlos de Laclos, Aurélien, roman de Louis Aragon) ne pourront détrôner dans l’esprit de celui qui le sert avec bonheur.
Mais avant de faire de Schmitt l’un des auteurs de théâtre vivants les plus joués dans le monde (le monde anglo-saxon mis à part, où semble sévir un protectionnisme culturel tenace, s’il faut en croire le principal intéressé), cette passion naissante pour le théâtre fait d’abord de l’enfant un spectateur assidu. Or les places sont chères. Faute de pouvoir s’offrir les meilleures, la famille se retrouve le plus souvent au poulailler: qu’importe, la magie de la scène opère. Du coup, «je n’écris jamais sans penser à mes grands-mères», confie, un jour, Eric-Emmanuel Schmitt à un journaliste. Le mot, on s’en doute, a fait la tournée des pages littéraires de toutes les rédactions. «Elles ont 92 ans et ne manquent jamais un de mes spectacles. Je leur raconte des histoires. C’est pour elles et mes amis agrégés que je cherche à réconcilier les deux cultures. La littéraire et la populaire.»
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les tirages des œuvres de Schmitt (400 000 exemplaires vendus pour Oscar et la dame rose, 800 000 exemplaires pour Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, dont 300 000 en Allemagne seulement, qui vient de lui décerner, en octobre 2003, le prix Quadriga, accordé à une personnalité pour ses qualités humanistes), sa situation de membre du club très sélect des quinze écrivains les plus lus dans le monde (selon une étude de Publishing Trends, où il est du reste le seul Français cité), ses nombreux prix et tout aussi bien ses sujets de prédilection qui n’ont a priori rien de facile (Freud, Diderot, la mort, Dieu, Hitler...) montrent bien que la réalité s’est conformée aux vœux de l’auteur.
Le Pays de l'enfance
C’est donc à Lyon que Schmitt passe les vingt premières années de son existence.
Récemment, le National Geographic a eu l’idée de demander à l’écrivain à succès d’écrire le texte accompagnant l’album richement illustré sur la région Rhône-Alpes, que son département «Édition» a fait paraître en 2002, sous le titre La France (le texte seul fera l’objet d’une édition séparée sous le titre Guignol aux pieds des Alpes). C’est dans ce récit plein de fraîcheur que l’on peut glaner au passage (à supposer que le travail littéraire n’ait pas trop transformé la réalité et en ne perdant pas de vue la part touristique de la commande) quelques évocations de l’enfance d’un écrivain par ailleurs réputé très pudique, et qui, de son propre aveu, préfère s’avancer masqué, par le truchement de la fiction. «Je n’ai jamais parlé de moi dans mes livres», affirmait-il récemment, fièrement, à une journaliste.
Sinon indirectement, pourrait-on nuancer. Ainsi, Schmitt a un jour déclaré que son roman Lorsque j’étais une œuvre d’art (paru en 2002) est inspiré en partie des rapports difficiles qu’il a eus avec son corps. Le roman raconte la vie d’un jeune homme qui, se croyant laid (alors que ses deux frères jumeaux sont de vrais éphèbes), décide de se suicider. Il en est empêché in extremis par une sorte de gourou de l’art moderne qui lui propose de remodeler son corps pour en faire une œuvre d’art vivante. En filigrane, on peut lire aussi ce roman comme une satire, voire une charge, contre le body art et autres expérimentations dites d’avant-garde qui, en art contemporain, ont la faveur de la critique et d’un public averti. Du reste, n’est-ce pas ainsi que procèdent les écrivains, prompts à s’emparer d’éléments de leur expérience pour en faire, une fois transformés, des personnages et des situations inventés ?
Autre exemple d’indices autobiographiques que Schmitt sème dans son œuvre, tout en protestant du contraire: la fin du roman La part de l’autre, paru en 2001. Dans ce roman, Schmitt met en scène deux Hitler, celui qu’il fut et celui qu’il aurait pu être, s’il n’avait pas été un peintre raté mû par un mortifère désir de revanche. Le roman se termine sur les propos du narrateur qui rappelle l’enfant qu’il fut, en juin 1970, emmené par ses parents au cinéma pour y découvrir, dans un but pédagogique, les images insoutenables d’Auschwitz et d’Hiroshima. «Depuis ce jour, peut-on y lire, les nuits de l’enfant sont difficiles, et ses journées encore plus. Il veut comprendre. Comprendre que le monstre n’est pas un être différent de lui, hors de l’humanité, mais un être comme lui qui prend des décisions différentes. Depuis ce jour, l’enfant a peur de lui-même [...] L’enfant, c’était l’auteur de ce livre. Je ne suis pas Juif, je ne suis pas Allemand, je ne suis pas Japonais et je suis né plus tard ; mais Auschwitz, la destruction de Berlin et le feu d’Hiroshima font désormais partie de ma vie.»
L’identité juive, que ne peut revendiquer Schmitt, et le destin juif l’obsèdent. Ces thèmes reviendront dans L’enfant de Noé (2004), roman qui raconte l’histoire d’un enfant juif, Joseph, caché avec d’autres enfants, dans le foyer catholique du père Pons. Avec l’art des formules heureuses qu’on lui connaît, Schmitt résume ainsi l’essence du judaïsme: «Qu’est-ce que ça veut dire, être Juif?» demande Joseph à son protecteur. «Avoir été élu [...] Vous n’avez aucun mérite particulier ni défaut particulier. C’est tombé sur vous, c’est tout.» «Qu’est-ce qui est tombé sur nous?» insiste l’enfant. «Une mission. Un devoir. Témoigner devant les hommes qu’il n’y a qu’un seul Dieu et, à travers ce Dieu, forcer les hommes à respecter les hommes.» En quelques mots simples, tout est dit. Toute la force de Schmitt vient de cet art de l’ellipse qui préserve l’essentiel.
Est-ce le premier pas le plus difficile? Après la conclusion de La part de l’autre aux accents très personnels, Schmitt évoquera avec bonheur le Lyon de son enfance dans Guignol aux pieds des Alpes, récit dont nous avons déjà parlé, avant de s’inscrire résolument dans le genre autobiographique avec son tout récent livre (octobre 2005. Bien que coiffé du titre générique de roman, Ma vie avec Mozart, écrit à la première personne, semble en effet ne ménager qu’un très faible écart entre le narrateur et l’écrivain. Eric-Emmanuel Schmitt y raconte comment Mozart l’a guidé, consolé ou charmé à différentes étapes de son existence, heureuses ou éprouvantes, chaque fois déterminantes. Le livre est aussi accompagné d’un CD d’une durée d’une heure qui permet d’entendre, musique à l’appui, les enchantements mozartiens évoqués au fil des pages. Nous y reviendrons, en particulier au moment d’évoquer les rapports étroits que l’écrivain entretient avec la musique.
C’est donc là, avenue Valioud, que se jouent quelques scènes fondamentales pour le petit Eric-Emmanuel. C’est là qu’il apprend à marcher, à lire, à patiner, à pédaler, à pisser plus loin que ses copains, et c’est là, écrit-il dans Guignol..., «où j’ai commis mon premier et dernier meurtre en tombant avec mon hamster entre mes bras». Mais le plus souvent, l’enfant voit l’avenue Valioud en surplomb, depuis le balcon familial, en tenant son ours Bertrand dans la main. Ce balcon, dit-il, «a fait de moi ce que je suis. C’est un balcon qui rend dramaturge et philosophe». Comment cela? C’est que, du haut de ce promontoire, Schmitt estime avoir tout appris : «le cadre, la synthèse, le sens du général plutôt que du particulier, le goût des structures, l’amour du recul. Et plus important encore, j’apprenais l’horizon [...] je ne pouvais plus ignorer qu’il y a toujours un horizon, un horizon mouvant, inaccessible, flou, qui ne se donne jamais complètement puisque sa particularité est de s’évanouir tout en apparaissant, de reculer quand on approche. Plus tard, je donnais d’autres noms à l’horizon - l’Infini, l’Absolu, Dieu - mais il s’agissait bien de la même chose, de ce que j’avais entrevu alors que je ne savais pas lire, en culottes courtes [...]».
Nous touchons là, d’emblée, au cœur de l’œuvre de Schmitt qui, dans chacun de ses livres, interroge inlassablement l’idée de transcendance, sans jamais prétendre apporter de réponses. Au risque de l’angélisme, il le fait avec la candeur d’un enfant qui fait oublier le savant et on peut dire que toute son œuvre, par son optimisme, sa foi en l’homme autant qu’en Dieu, va à l’encontre de presque toute la littérature du XXe siècle, que l’on pense à Beckett, Edward Bond, Sarah Kane, Thomas Bernhard... Comme le fait remarquer Michel Meyer, dans l’essai qu’il lui a consacré (Eric-Emmanuel Schmitt ou les identités bouleversées, Albin Michel, 2004), « tous ces auteurs disent et redisent à peu près la même chose. Leur monde est un univers sans issue. Eric-Emmanuel Schmitt, lui, refuse la désespérance du XXe siècle pour inscrire son théâtre dans le XXIe, en reprenant un par un les problèmes les plus profonds que l’homme se pose. Il montre comment les hommes les affrontent malgré le désespoir des situations qu’ils subissent. Et chaque fois il sauve l’homme, même s’il ne les sauve pas tous.»
Cet optimisme est plus que jamais revendiqué dans Ma vie avec Mozart, où Schmitt fait dire à son alter ego narrateur, s’agissant de la joie: «Y a-t-il plus beau fondement à l’optimisme? Aujourd’hui l’optimisme a mauvaise presse: lorsqu’il ne passe pas pour de la bêtise, on le croit provoqué par l’absence de lucidité [...] on va jusqu’à décerner une prime d’intelligence au nihilisme, à celui qui crache sur l’existence [...] On néglige que l’optimiste et le pessimiste partent d’un constat identique: la douleur, le mal, la précarité de notre vigueur, la brièveté de nos jours. Tandis que le pessimiste consent à la mollesse [...] l’optimiste, par un coup de reins énergique, tente d’émerger.» (Notons en passant qu’une semblable critique du nihilisme a été formulée récemment par Nancy Huston, dans Professeurs de désespoir, Actes Sud, 2005, avec un bonheur inégal, en raison de son parti pris biographique, qui dessert parfois le propos. Cependant, on voit là une parenté en Schmitt et Huston, une bonne santé, pourrait-on dire, qui va à l’encontre de toute une partie de l’intelligentsia littéraire, dont ni l’un ni l’autre n’ont que faire.)
S’il fait réfléchir son lecteur, Schmitt le rend surtout heureux. «J’essaie de parler d’humanité et je crois au rôle fracturant de l’émotion», explique-t-il à une journaliste de Livres-Hebdo, qui l’interroge sur les clés d’un succès aussi phénoménal. «Je leur apporte de l’optimisme», dira-t-il des lecteurs allemands, à la «culture sinistrée», dans Impact Médecine (magazine que le bouleversant Oscar et la dame rose, paru en 2002, ne peut laisser indifférent et qui montre bien que la notoriété de l’auteur déborde largement les cercles littéraires). Ce petit roman raconte les douze derniers jours d’un enfant atteint du cancer qui écrit à Dieu des lettres qui tiennent de l’invective, de l’interrogation philosophique et du cri d’amour. Une fois de plus, Schmitt s’attaque à un sujet périlleux. Mais il a su éviter les pièges de la mièvrerie et du didactisme, et la narration fait entendre des accents de vérité qui ne trompent pas : Oscar, qui va mourir, est si vivant ! Et les adultes de son entourage sont si morts, déjà ! - à l’exception de Mamie-Rose, l’accompagnatrice bénévole, qui revit à travers cet enfant qui a besoin d’elle. Une fois de plus, la chaîne de solidarité humaine est en place, où l’on voit que celui qui meurt n’est pas le plus démuni de tous.
Dialogue avec l'invisible
Monsieur Ibrahim ou les fleurs du Coran, sur l’islam, L’enfant de Noé, sur le judaïsme, Milarepa, sur le bouddhisme et les différentes réincarnations que doit connaître Milarepa pour effacer le mal qu’il a fait, et Oscar et la dame rose, sur le christianisme, constituent un ensemble romanesque appelé le Cycle de l’invisible. Tous ces récits mettent en scène des enfants, comme si eux surtout étaient capables de formuler les questions les plus graves, celles qui engagent l’être, comme la religion.
Ce faisant, Schmitt revendique l’esprit d’enfance qui court dans une partie de son œuvre. «Comme toi, écrit-il au jeune prodige autrichien, dans Ma vie avec Mozart, en tant qu’auteur, je ne me suis montré capable d’écrire des histoires dont les héros sont des enfants qu’une fois passés mes 35 ans.»
Ajoutons que les textes courts et fortement dialogués qui forment le Cycle de l’invisible furent d’abord créés à la scène. Le conte Milarepa fut créé à Vidy-Lausanne en coproduction avec le théâtre des Gémeaux de Sceaux et joué à Avignon en 1997, puis à Paris, en 1999. Monsieur Ibrahim... fut créé en 1999 par Bruno-Abraham Kremer, comédien rencontré en 1993 alors qu’il jouait dans un petit théâtre et qui est devenu depuis l’ami de Schmitt. Il faut dire un mot de la genèse de ce court roman à l’heureuse fortune. De retour d’un voyage en Turquie, Kremer rend un jour visite à son ami à Bruxelles et tous deux ont une conversation particulièrement stimulante sur l’islam et le soufisme, qui en est le courant mystique. Après le départ de Kremer, enflammé par l’échange, Schmitt écrit Monsieur Ibrahim... sur un coin de table, en quelques heures, et lui en fait la lecture au téléphone. Le charme opère. Et Kremer en est aujourd’hui à plusieurs centaines de représentations sur scène de ce texte.
C’est l’occasion aussi de dire un mot sur la rapidité d’écriture de Schmitt, qui se déclare, on l’a vu, «un écrivain du premier jet». La pièce Le visiteur, mûrie pendant un an, fut écrite en trois semaines, directement à l’ordinateur. Pour L’évangile selon Pilate, l’histoire est presque aussi belle: «Je le portais depuis huit ans, raconte Schmitt en entrevue, mais j’étais pas satisfait de mes tentatives. Or, en janvier, on m’a volé mon ordinateur et mes disquettes. Du coup, dans l’urgence, je me suis mis à écrire sans revenir en arrière: en deux mois, tout était fini.»
Revenons au Cycle de l’invisible. Monsieur Ibrahim... fut joué en 2001 à Avignon puis, à Paris, au Studio des Champs-Élysées en 2002, et depuis dans plusieurs pays, par l’entremise du ministère français des Affaires étrangères, trop heureux sans doute de pouvoir disposer d’une œuvre témoignant avec autant de fraîcheur d’un dialogue interreligieux, presque citoyen, dans une France en proie à des démons tour à tour islamophobes, antisémites ou identitaires. Enfin, Monsieur Ibrahim... fut aussi porté à l’écran, en 2004, par François Dupeyron, avec Omar Sharif (Oscar du meilleur acteur) dans le rôle du vieil épicier arabe (frotté de soufisme), ami d’un petit garçon juif abandonné par des parents qui n’étaient décidément pas à la hauteur. Rappelons que les parents du petit Oscar, dans le récit éponyme, ne sont pas non plus très performants. Bon nombre d’enfants, dans l’œuvre de Schmitt, doivent ainsi composer avec des adultes déficients. Ce sont eux, porteurs de vérité, qui interrogent la réalité, loin des conventions, alors que les adultes, empêtrés dans leurs ambitions déçues, leurs rêves brisés, leurs besoins égoïstes, fuient lamentablement.
Pour sa part, Oscar et la dame rose fut créé à la Comédie des Champs-Élysées en février 2003, et valut à Danielle Darrieux, qui jouait sur scène à la fois le rôle de l’enfant Oscar et celui de la dame rose, d’obtenir le Molière de la meilleure comédienne. En novembre 2004, L’Express rapportait qu’un accord de production venait d’être signé à Londres pour l’adaptation cinématographique de cette œuvre. Par son sujet et le traitement qui en est fait, ce petit texte, devenu un roman chez Albin Michel, connaît un grand succès en milieu hospitalier - auprès du personnel soignant (les médecins surtout, mis en échec par la mort), des familles et, sans doute aussi, des malades, comme en témoignent les nombreuses invitations que reçoit l’auteur des CHU et des responsables des maisons familiales établies près des hôpitaux d’enfants.
Vanité d’éditeur? Sous une apparente facilité, la genèse des romans de Schmitt pourrait emprunter aussi des voies plus tortueuses. Richard Ducousset, son éditeur (et ami, précise-t-il) chez Albin Michel, met ainsi de l’avant le dialogue suivi qu’il entretient avec l’auteur à succès. « Dans tous les cas ou presque, déclare-t-il à L’Express, Eric arrive avec l’idée ; il la met à l’épreuve en me la racontant, puis je l’aide à s’orienter. C’est ce qui s’est passé pour cette série autour des religion qui comprend Milarepa, Monsieur Ibrahim et Oscar: c’est moi qui l’ai poussé à faire ces petits récits qui permettent d’éduquer et de faire découvrir les valeurs véhiculées par les différentes religions, autour des thèmes de l’enfance et de la transmission. En résumé, l’idée est de lui; la systématisation, de moi. C’est conforme à la tradition éditoriale, qui consiste en un certain lancement. J’aime ce sentiment d’entreprise commune.» Façon aussi, pour l’éditeur, de marquer son territoire: sans Albin Michel, Eric-Emmanuel Schmitt aurait-il le même succès ? (Précisons que le premier éditeur de Schmitt fut Actes Sud, où parut sa première pièce, La nuit de Valognes, ainsi que la deuxième, Le visiteur, mais qui aurait refusé la suite - aussi bien dire qu’il a laissé passer la poule aux œufs d’or...)
On peut aussi se demander ce que cette extrême simplicité cache de travail pour atteindre ses buts. «L’art cache l’art», comme l’écrit avec justesse Schmitt dans Ma vie avec Mozart, où il dialogue avec son compositeur fétiche, moins un alter ego (Schmitt est trop humble pour se croire un génie) qu’une présence fraternelle. La précocité de Mozart a donné un air sérieux à ses œuvres composées dans sa première jeunesse, observe l’écrivain, mais, l’âge aidant (et même si Mozart est mort à 35 ans), le compositeur a voulu se tenir au plus près de l’esprit d’enfance, comme nous l’avons vu. Schmitt ne procède pas autrement: «Sans doute faut-il beaucoup de maîtrise et d’abandon pour oser la simplicité [...] Un art qui se revendique savant, qui souligne à chaque instant ses origines et ses ambitions culturelles, un art bien prétentieux gagne aisément la faveur des esprits qui se croient sérieux. En revanche, il prend le risque d’attirer le mépris des censeurs, celui qui s’avance presque nu», écrit-il dans le même ouvrage. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce parti pris esthétique de la simplicité.
Il reste que cette réhabilitation de l’humanisme pratiquée par Schmitt semble correspondre aux besoins et au désarroi de notre époque. L’œuvre de Schmitt a une portée philosophique indéniable, mais elle n’a rien d’une philosophie de pacotille, puisqu’elle puise aux meilleurs auteurs, remaniés, réinterrogés. Par exemple, comment ne pas reconnaître un écho d’une des Pensées de Pascal, sur la solitude de l’homme et sur l’ennui qui guette le roi au milieu des divertissements, dans cette réflexion que se fait à lui-même Milarepa: «Je découvrais que je n’étais pas seul lorsque j’étais tout seul; ma solitude se peuplait de démons, de pulsions, de souvenirs, de désirs [...] j’étais un roi constamment en lutte contre des soulèvements et des émeutes, un roi fragile, menacé »? D’autant que l’auteur se garde bien d’asséner des vérités. «Il est vrai que mon écriture théâtrale est plutôt interrogative», rappelait récemment (mars 2005) l’écrivain dans un dialogue avec le compositeur Pierre Boulez, rapporté dans le magazine Classica Répertoire. «Ce que j’aime, c’est poser des questions à travers le récit ou le théâtre [...] J’ai remarqué que chaque œuvre m’apprend au fur et à mesure comment elle doit être écrite: je ne l’ai jamais su à l’avance.» Il reste, explique-t-il à une journaliste de Elle, que «ceux qui me connaissent savent que mes convictions affleurent ici ou là. Je me rappelle d’une répétition du Visiteur où Maurice Garrel m’a dit : “Mais là, t’es en train de nous fourguer le christianisme en contrebande !” C’était vrai, et à partir du moment où j’ai accepté de dire que j’avais des valeurs chrétiennes, je me suis intéressé aux autres religions. »
Mais sans doute la nostalgie de l’enfance déforme-t-elle quelque peu la réalité en anticipant, déjà à l’œuvre sur le balcon de l’avenue Valioud, une révélation - il n’y a pas d’autre mot - qui surviendra à l’âge de 29 ans. Jusqu’à 20 ans, Eric-Emmanuel Schmitt, né de parents athées, est lui-même athée, même si l’enfant a été baptisé par convention sociale. À 20 ans, des études de philosophie, menées en parallèle avec des études en lettres classiques («Je connais mieux Sophocle que ma copine Amélie Nothomb!» déclare-t-il en riant) n’arrangent rien - si l’on peut dire - sous le rapport de la religion. C’est l’époque où Schmitt se découvre aussi jouisseur - libertin - et le restera (au moins) jusqu’à sa conversion survenue dans le désert, lieu emblématique de la vie religieuse et mystique comme en témoigne toute l’histoire du christianisme, de saint Jérôme au père de Foucauld (et aussi de l’islam: beaucoup de maîtres soufis ont vécu en ermites dans le désert).
Une conversion
Aussi convient-il sans doute d’évoquer dès maintenant le récit de la forte expérience spirituelle qu’Eric-Emmanuel Schmitt a vécue un jour, le 4 février 1989, et qui irriguera son œuvre à venir tout en le libérant en tant qu’écrivain, puisqu’elle coïncidera avec le début, peu de temps après, de l’écriture de sa première pièce, La nuit de Valognes.
«C’est à partir de cette date que j’ai pu écrire. Jusque-là, ce que j’écrivais me paraissait vain», dit-il en entrevue. Et cette pièce, qui se termine sur la (re) naissance de Don Juan à son humanité, après une nuit de confrontation avec quelques-unes de ses anciennes victimes, ne peut pas ne pas rappeler aussi la (re) naissance qui attend le converti au lendemain de sa nuit mystique, de même que la naissance de l’écrivain à l’écriture.
Le récit de cette conversion est repris peu ou prou dans le préambule de Mes évangiles (2004), qui reprend notamment l’adaptation théâtrale de L’évangile selon Pilate, à l’origine roman. Mais écoutons l’auteur raconter l’épisode à un journaliste du quotidien La Croix : «J’étais parti dans le Hoggar avec des amis. Nous avions gravi le mont Tahar, le plus haut sommet, et j’ai voulu redescendre le premier. J’ai vite compris que je ne prenais pas le bon chemin, mais j’ai poursuivi, irrésistiblement séduit par l’idée de me perdre. Quand la nuit et le froid sont tombés, comme je n’avais rien, je me suis enterré dans le sable. Alors que j’aurais dû avoir peur, cette nuit de solitude sous la voûte étoilée a été extraordinaire. J’ai éprouvé le sentiment de l’Absolu et, avec la certitude qu’un Ordre, une intelligence, veille sur nous, et que, dans cet ordre, j’ai été créé, voulu. Et puis la même phrase occupait mes pensées: Tout est justifié.»
Ce faisant, Schmitt obtenait là, bien qu’il déclare s’en méfier, une sorte de réponse à la question qui le hantait, depuis l’époque où il avait été confronté aux images terribles de la libération des camps de concentration et du bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki: pourquoi le Mal existe-t-il? Cette réponse, nul jusqu’à présent, ni ses parents athées, ni les philosophes, ni les beaux esprits libertins n’avaient pu la lui fournir. Sauf peut-être la musique qui «répond oui à une question qu’on ne formule pas toujours», écrit-il dans Ma vie avec Mozart: «Que faisons-nous sur cette terre avec ce corps friable et cette pensée limitée?»
Car voici que s’avance une autre réalité tout aussi douloureuse pour Schmitt: la mort. «C’est vrai, ma gentillesse cache un profond désespoir, confie-t-il à un journaliste. Quand je suis en face de quelqu’un, je pense inexorablement à sa mort. À la mienne. Je me dis que nous allons mourir et que tout ça est bien ridicule.» Il est vrai que la période hédoniste de Schmitt, voire sa jeunesse, tout simplement, a coïncidé avec la décennie 1980, la plus meurtrière de toute l’épidémie du sida. Autour de lui, ses amis tombent, sont tombés ou tomberont. Comment ne pas avoir, dans ces conditions, une conscience aiguë de la mort?
Mais après cette nuit du 4 février 1989, voilà que Schmitt retrouve l’aube du désert avec une certitude, sans prosélytisme toutefois (« Je ne suis pas contagieux», répète-t-il souvent): tout a un sens. Ce sens peut échapper à l’être humain. Il n’en existe pas moins. Pour Schmitt, commente Éric Meyer, «Dieu n’est jamais qu’un mot, un espace blanc pour capturer cette interrogativité infinie qui caractérise l’homme. Dieu n’est jamais donné, et la seule garantie qu’il offre est l’incertitude des choses. Il ne défait pas le Mal, mais il permet de penser le Bien.»
On aura compris qu’étant donné l’importance qu’elles revêtent dans son œuvre, il fallait insister, ici, sur les préoccupations religieuses de Schmitt. Mais font-elles pour autant de lui un auteur religieux? Dans son œuvre, l’écrivain semble pratiquer une forme de «théologie négative». D’un point de vue théologique, précisons que, par opposition à la théologie naturelle, qui fait intervenir la raison, et la théologie révélée, qui fait intervenir la révélation, la théologie négative affirme l’existence de Dieu à partir de tout ce qu’il n’est pas. Paradoxalement, on peut donc se demander si la vision religieuse de Schmitt à l’œuvre dans ses écrits n’est pas le contraire de la religion, ou à tout le moins des religions révélées (soit les trois grandes religions monothéistes), qui, par essence, ne peuvent s’affirmer qu’en faisant appel au dogme. Est-il besoin d’ajouter que cette ambiguïté métaphysique (de fortes convictions qui ne valent que pour l’auteur) ajoute aux séductions de son œuvre littéraire ?
Au moment de sa conversion, Eric-Emmanuel Schmitt n’était pas tout à fait dépourvu d’éducation religieuse. À 11 ans, ses parents l’avaient inscrit au catéchisme, en lui disant: «Il faut quand même que tu connaisses cette histoire!» L’Histoire sainte, cependant, lui a semblé indéchiffrable, tout au long de cette année de catéchisme et malgré le goût du dialogue philosophique que l’aumônier du collège, le père Pons, lui transmet en l’invitant à réfléchir, d’un point de vue biblique, sur des questions sociales. Du reste, ces rudiments de catéchèse fondent comme neige au soleil lorsque l’étudiant Schmitt commence à lire Nietzsche, Sartre et Freud. Plus tard, l’athéisme (Dieu n’existe pas) hérité de la famille se transformera en agnosticisme (l’homme ne peut pas connaître Dieu) à la lecture de philosophes animés, à des degrés divers, d’une inquiétude religieuse Descartes, Kierkegaard, Leibniz, Pascal. Mais de là à croire en Dieu, et en un Dieu résolument chrétien... Il fallait sans doute une nuit en solitaire sous les étoiles du désert, avec la conscience exacerbée de sa mort (n’était-il pas égaré, loin de ses compagnons ?) et de la vie (n’était-il pas prodigieusement en paix ?) assortie d’un mystérieux sentiment de plénitude et de « temps dilaté » pour que la conversion ait lieu. Tout au long de son œuvre (pour ne rien dire des entrevues où l’écrivain s’explique volontiers sur la question), nous verrons cette foi agissant en filigrane, tantôt sur le mode du paradoxe, tantôt de l’allusion, tantôt de l’affirmation (jamais cependant par la voix du narrateur mais toujours, de manière dialectique, à travers certains personnages, par exemple Mamie-Rose, dans Oscar et la dame rose, ou sœur Lucie dans La part de l’autre), foi optimiste, redisons-le, sans trop de prêchi-prêcha. Cela étant, retournons aux premières années de l’écrivain, qui ne sait pas encore qu’il en est un.
Les pièges du corps
«Je me souviens, écrit-il dans Guignol aux pieds des Alpes, de mes cours de danse dans le vieux Lyon, rue Juiverie, au premier étage d’un immeuble de la Renaissance, le pied sur la barre, tentant de regarder de l’autre côté de la venelle étroite les dessins animés télévisés que ces infernales leçons m’interdisaient.» Au corps martyrisé de l’enfant par les cours de danse classique succédera bientôt le corps détesté, pire, haï, du jeune homme. Car Eric-Emmanuel Schmitt s’apprête à entrer dans l’adolescence et la partie promet d’être rude.
C’en est fini des vacances en compagnie d’une petite cousine, à chasser les escargots, à Saint-Sorlin, dans la maisonnette de vigneron qu’y possédaient les grands-parents. Attardons-nous encore un peu sur cette enfance, pour comprendre l’écrivain à la naïveté de plus en plus assumée à mesure qu’il avance en âge. Saint-Sorlin, précise Schmitt, dans Guignol aux pieds des Alpes, est un «vieux village de pierre aux murs couverts de roses [...] La bâtisse de calcaire, arrivant tout droit du XVIIIe siècle ne possédait ni toilettes, ni salle de bains, ce qui transformait en aventures risquées les tâches hygiéniques d’ordinaire si ennuyeuses [...] Nous n’étions jamais là à la saison des truffes, mais nous participions à la chasse aux morilles, à la pêche aux truites ou aux ablettes. Nous accompagnions Mamie au marché, pour saliver devant les poulets de Bresse, les meules de Comté, les pots de crème onctueuse ou les faisselles de fromage blanc.»
Dans ce passage, même s’il cède quelque peu aux sirènes touristiques que lui impose son sujet, Schmitt peint l’enfance dans des couleurs riantes qui ne trompent pas. Ailleurs, en entrevue, il se décrira en enfant qui adorait paresser et dont les parents, sportifs, voyaient plutôt d’un mauvais œil les rêveries de « loukoum » sur le sofa. Seule ombre au tableau: les trajets en voiture, qui lui donnent la nausée, ce qui fait du petit Eric un piteux compagnon de voyage. Ce trait banal mis à part, l’enfance fut heureuse, à n’en pas douter. L’adolescence viendra balayer tout ça.
Pourquoi? D’abord parce que le corps s’en mêle. Il lui échappe. Si tous les adolescents connaissent un semblable désarroi physique, tous ne songent pas au suicide pour autant. «J’ai beaucoup cassé», dit l’écrivain en entrevue au Figaro Magazine, en se rappelant cette période. «J’exprimais mes désaccords, mais je ne disais pas mes envies. Et je n’ai jamais supporté les idées reçues, qu’elles soient politiques ou sexuelles.» Schmitt qui, encore maintenant, déteste les conflits et ne se sent pas agressif pour deux sous, se souvient de formidables accès de violence. «Je ne savais que frapper, et détruire.»
Ce corps: parlons-en. Eric-Emmanuel Schmitt affiche aujourd’hui une tête sympathique et singulière (notamment en raison d’une calvitie précoce, à quoi s’ajoute un nez cassé, reliquat d’un match de boxe), tête de Bouddha philosophe, juchée sur un corps de joueur de football d’où s’échappe une voix très douce. Le mélange est étonnant, mais il séduit. Du coup, on voudrait croire que Schmitt a appris depuis à s’accepter tel que la nature l’a fait, y compris avec sa tête d’étranger issu d’on ne sait quel métissage. Il semble qu’il n’en soit rien. «Je me sentais en exil, évoque-t-il en entrevue, au Figaro, en parlant de son milieu. Et le premier exil, c’est le corps. J’ai eu du mal à m’approprier ce corps. [...] Et si je suis devenu auteur dramatique, si je suis quelqu’un qui met des paroles dans le corps des autres, c’est peut-être dans ce nœud-là qu’il faut situer l’origine.»
Dans Le journal du dimanche, la journaliste Michèle Stouvenot va plus loin. «Eric-Emmanuel Schmitt ne s’aime pas», affirme-t-elle, en précisant que le même se déclare incapable d’être comédien, même si le lycéen a fait, en son temps, du théâtre amateur. «Trop de complexes, répond le principal intéressé. Je n’ai pas le courage de m’exposer.» Il semble donc qu’il soit resté quelque chose du mal-être de l’adolescence, même sous une forme quelque peu adoucie par le succès. Le début de Ma vie avec Mozart rend l’écho littéraire de propos tenus en entrevue et vient confirmer le caractère autobiographique du roman, en évoquant en ces termes cette période tumultueuse: «À quinze ans, j’étais fatigué de vivre», raconte le narrateur. «Privé de cette main qui m’a retenu, je me serais laissé glisser jusqu’au suicide [...] Violents, mes quinze ans, rudes. [...] Gamin, je pouvais me rêver mille destinées [...] m’imaginer de nombreuses apparences [...] me doter de talents variés [...] m’attribuer le don des langues [...] je pouvais me déployer dans tous les sens puisque je n’avais pas encore de réalité. [...] Quinze ans, voilà que mon champ d’action se rétrécissait [...] Déjà, un corps se dessinait : le mien. Le miroir me permettait d’en suivre, atterré, la prolifération [...] Mon cadavre se précisait. [...] Je crus avoir pénétré le sens de la vie: la mort [...] Fièvres, tremblements, palpitations, asphyxies [...] passant trop d’heures à l’infirmerie, je ne parvins plus à suivre mes cours et l’administration du lycée alerta ma famille.»
C’est alors, heureusement, que Mozart entre en scène. Il calmera le garçon et le conduira jusqu’aux portes de «Normale Sup» en latin-grec (et l’accompagnera bien au-delà de ses études), où entre à 20 ans cet élève doué, ce qui en dit long sur ses capacités intellectuelles. «C’est la philosophie qui m’a sauvé, raconte Schmitt au Figaro Magazine. Elle m’a appris à être moi-même. Elle est ma colonne vertébrale. Elle n’est pas une école de vérité mais de liberté.» Si Eric-Emmanuel Schmitt aime la philosophie, elle le lui rend bien, puisque tous les romans, toutes les pièces de Schmitt, on l’a vu, sont autant d’interrogations philosophiques formulées, à partir d’un substrat classique, dans un langage et selon des procédés qui appartiennent à l’écrivain et lui valent son succès au-delà des frontières. «Moi, j’ai toujours écrit avec, en ligne de mire, des questions aussi simples que “comment avoir une vie bonne?, “comment améliorer ce qui peut l’être?”, explique-t-il à une journaliste d’Elle-France. J’appartiens donc à cette tradition humaniste qui est une grande tradition littéraire même si, aujourd’hui, elle est devenue marginale.» «Je suis un philosophe qui raconte des histoires», résumera-t-il, ailleurs, simplement.
Pourtant Normal sup. aurait pu stériliser l’écrivain. Encore que la prestigieuse École de la rue d’Ulm a aussi vu défiler les Charles Péguy, Romain Rolland, Léopold Senghors, Michel Foucault, Lévi-Strauss, lesquels ne sont pas exactement du bois mort. «Elle repère d’excellents élèves, écrit pourtant Schmitt dans Ma vie avec Mozart, qu’elle modèle ensuite en professeurs d’université. [...] À l’heure actuelle, mes camarades sont avocats, hauts fonctionnaires, ambassadeurs, ministres, aucun n’a entrepris une œuvre littéraire - bien qu’ils n’aient pu s’empêcher de publier des livres», ajoute l’écrivain avec une pointe de satisfaction, comme une sorte de revanche du succès intelligent sur le snobisme bête, qui encense les ruptures et les avant-gardes, sans voir qu’il est aussi des ruptures stériles et des obligations de rupture stérilisantes pour l’imagination. De coup, Ma vie avec Mozart peut être lu comme l’art poétique d’Eric-Emmanuel Schmitt, que ce dernier met en résonance avec l’art musical de Mozart. «Je voudrais te rejoindre dans l’idéal d’un art simple, accessible, qui charme d’abord, bouleverse ensuite, écrit Schmitt à l’adresse du maître de Salzbourg. Comme toi, je crois que la science, le métier, l’érudition, la virtuosité technique doivent disparaître sous l’apparence d’un naturel aimable.» Ceux qui s’interrogeraient encore sur l’art que cache l’apparente simplicité d’un récit comme Oscar et la dame rose, pour ne prendre que cet exemple, trouveront donc ici des éléments de réponse.
Raconter des histoires, dit Schmitt. Encore faut-il ne pas les raconter n’importe comment. On se surprend à rêver sur une première pièce de Schmitt, écrite à 16 ans, et dont il ne subsiste qu’un titre: «Grégoire ou pourquoi les petits pois sont-ils verts?». Quel en était le sujet ? Et le ton ? Sans doute vaut-il mieux, pour la réputation de l’auteur, que cette œuvre de jeunesse ait sombré dans les oubliettes de l’histoire littéraire, c.-à-d. dans les tiroirs de l’adolescent. Du reste, aujourd’hui, l’écrivain de la maturité n’hésite pas à jeter au panier tout texte qui ne franchit pas avec succès certains barrages. « L’auteur dramatique est le seul auteur qui ne peut pas se raconter d’histoires, explique-t-il à un journaliste. Il est difficile de croire qu’on écrit des pièces hilarantes alors que personne ne rit, ou émouvantes, alors que les gens gigotent sur leur siège. » Schmitt feint-il ne de ne pas savoir qu’à la première de La mouette, à Moscou, au début du XIXe siècle, les spectateurs se sont esclaffés, y voyant une comédie, au grand dam de Tchékhov? Il existe aussi des inadéquations temporaires entre une époque et une œuvre. «J’aime beaucoup le théâtre pour cela, poursuit Schmitt. On progresse grâce au public, aux auteurs, aux metteurs en scène. Je travaille en ce moment [2004] sur l’adaptation au cinéma de l’une de mes premières pièces, La nuit de Valognes. J’en vois tous les défauts. Pour les romans, c’est plus difficile, alors je me repose sur mon entourage. Grâce à lui, j’ai jeté plusieurs textes à la poubelle.»
Il n’empêche, ajoute-t-il par ailleurs, que tous les grands auteurs du répertoire, au théâtre, ont connu le succès de leur vivant, alors que la chose n’est pas forcément vraie pour les romanciers. Schmitt y voit le signe de l’existence d’une communauté au théâtre, alors que l’écriture de romans est un geste solitaire. «Un romancier, ça doit s’emmerder au dernier degré», déclarait-il présomptueusement en entrevue, avant d’avoir goûté au roman (ce qu’il fera en 1994, avec La secte des égoïstes, plaisant jeu de pistes autour d’un philosophe oublié du XVIIIe siècle). «Il ne voit personne lire ses livres. Nous les théâtreux, on voit nos pièces. On les entend. Et puis un romancier, ça n’a pas d’aventure collective. Nous on vibre. Ensemble. Le théâtre, c’est la vie. Mieux, le théâtre corrige la vie. Il lui donne un sens. Dans une pièce, il y a un début, un milieu, une fin. Dans la vie, on n’assiste qu’au milieu. Aux péripéties.», conclut-il.
L’avenir montrera que la communauté des lecteurs de Schmitt n’a rien d’une vue de l’esprit puisqu’en Allemagne, il a pu réunir un jour jusqu’à 800 personnes pour une lecture causerie. Et qu’au Festival du livre de Mantoue, en septembre 2004, ce sont 400 personnes qui se sont rassemblées pour l’entendre. Et qu’au Danemark, en octobre 2004, trois de ses livres figuraient en même temps au palmarès des meilleures ventes, ce qui arrive aussi régulièrement en France. Difficile d’ignorer, dans ces conditions, que la communauté des lecteurs de Schmitt existe bel et bien - et pas seulement dans la pénombre des salles de théâtre. Ou en coulisses, où ce timide déclare écouter les répliques de ses pièces les soirs de générale « comme enfant j’écoutais les pièces à la radio ».
La nuit de Valognes: Eric-Emmanuel Schmitt écrit à 30 ans cette variation sur le mythe de Don Juan. Dans un château de Normandie abandonné, une duchesse, qui fut jadis victime du «grand seigneur méchant homme», convoque quatre autres femmes ayant subi le même sort, ainsi que leur séducteur, pour le forcer à épouser une jeune fille (Angélique) qui s’est ajoutée depuis peu au lot de ses conquêtes abandonnées. Don Juan a le choix entre le mariage (qui devra de surcroît être fidèle) ou la prison. Il choisit le mariage. Tout n’est pas dit pour autant, puisque Don Juan, cette nuit-là, prendra la mesure de l’amour que lui porte le frère d’Angélique, mort en duel pour avoir voulu sauver l’honneur de sa sœur : «Pourtant Dieu existe, Don Juan, Dieu existe, s’écrie le chevalier, en mourant. Car ce que j’ai senti pour vous, c’est cela, Dieu.» Le vent devrait agiter plus souvent les toiles des décors, pour qu’y frémisse le souffle du néant, répond comme en écho Milarepa, dix ans plus tard. Derrière l’image palpite le vide.» Le moins que l’on puisse dire, c’est que Schmitt fait preuve d’une belle constance dans le propos. Quoi qu’il en soit, l’essayiste Michel Meyer voit dans La nuit de Valognes l’annonce «d’une aube nouvelle dont le maître mot est l’indétermination. Il faut vivre avec. Ce sont les questions qui font avancer l’homme [...] Schmitt sauve Don Juan, à qui on réserve habituellement les flammes de l’Enfer pour en faire finalement un être comme les autres».
Comme une bouteille à la mer, l’aspirant dramaturge envoie sa première pièce à la grande comédienne française Edwige Feuillère, qu’il ne connaît pas personnellement, mais qu’il admire pour l’avoir vue jouer au cinéma. Il connaît sa réputation d’« actrice littéraire », qui apprécie les grands textes, ceux de Jean Cocteau, de Jean Giraudoux, de Paul Claudel, dont, en passant, le jeune Schmitt idolâtre Le partage de midi. Et c’est Edwige Feuillère qui, séduite par la pièce, tentera de l’imposer auprès de différents directeurs de théâtre, jusqu’au moment où Jean-Luc Tardieu accepte d’en signer la mise en scène, en septembre 1991, à Nantes, à l’Espace 44 de la Maison de la culture de Loire-Atlantique, dont il est alors l’animateur. Signalons que Mathieu Carrière tenait le rôle de Don Juan lors de cette création. Un mois plus tard, la pièce est reprise à la Comédie des Champs-Élysées, et reçoit un accueil critique mitigé. «Les critiques n’avaient pas tort, déclare Schmitt, avec le recul. Ce n’était pas la meilleure.» Il n’empêche qu’elle aura permis à ce jeune auteur de faire une entrée remarquée dans le monde du théâtre.
La liberté de blâmer
Profitons-en pour évoquer les rapports de Schmitt avec la critique. Ce dernier a appris à s’en accommoder. Elle ne lui pose pas de problème, affirme-t-il. Ce ne fut pas toujours le cas.
Ainsi, les critiques n’ont pas manqué d’écorcher Frédérick ou Le boulevard du crime, écrite pour Jean-Paul Belmondo et qui fut créée à Paris au Théâtre Marigny, en septembre 1998, dans une mise en scène de Bernard Murat. La pièce, on le sait, restitue la figure de Frédéric Lemaître, comédien vedette du théâtre romantique. «Je prenais mal ces critiques qui profitaient de la faiblesse de la pièce pour faire un numéro de plume», reconnaît Schmitt. «J’ai compris ensuite qu’il n’y a rien de plus sain que l’échec. J’ai appris à faire moi aussi mon numéro. Chacun son rôle. Je n’ai d’ailleurs aucun problème particulier avec la critique. Certaines sont constructives. D’autres simplement méchantes. C’est le jeu.»
L’échec: parlons-en aussi. En 1995, la pièce Golden Joe, pour des raisons que l’auteur s’explique mal encore maintenant, sinon que c’est «ma seule pièce pessimiste» est un échec (public et critique), le seul, à bien y penser, dans toute sa carrière. «Avec Schmitt, le théâtre français s’est trouvé un auteur susceptible de traiter des grands sujets du baccalauréat», raille Frédéric Ferney dans Le Figaro. La pièce raconte l’histoire d’un jeune homme égaré dans le monde de la finance. Les critiques seront féroces, et au plus fort de la tempête, l’auteur est invité à se défendre sur différentes tribunes. Il refuse, blessé, incapable de se battre et préfère rester chez lui, à panser ses plaies. Cet échec sera effacé, dès l’année suivante, avec le succès des Variations énigmatiques, créée en 1996 au Théâtre Marigny par Alain Delon et Francis Huster - non les moindres parmi les acteurs français actuels, qui donneront vie à ce fascinant face à face entre un célèbre écrivain misanthrope vivant sur une île et un journaliste venu l’interviewer, avec, entre eux, la présence souveraine et fantomatique d’une femme aimée. Les Variations énigmatiques est aujourd’hui la pièce de Schmitt la plus jouée dans le monde (Tokyo, Berlin, Moscou, Los Angeles, etc.), même si Le visiteur, en 1993, et L’évangile selon Pilate, en 1994 (pour l’adaptation théâtrale), ne sont pas loin derrière. Quant à ses rapports avec Alain Delon, il paraît que les deux hommes furent un temps brouillés, mais qu’il ne s’agissait que d’un «malentendu» aujourd’hui dissipé, dira Schmitt sans préciser la nature du contentieux. Précisons au passage que Les Variations énigmatiques, c’est aussi le titre d’une pièce du compositeur anglais Edward Elgar (1857-1934) que Schmitt lui-même aime bien interpréter au piano, quand on le lui demande…
Pour un auteur, la critique fait donc partie des aléas du métier. Cet apprentissage avait commencé très tôt. Un jour, au lycée, l’adolescent s’était retrouvé dans le rôle du garde, dans Antigone, de Jean Anouilh. La pièce était tragique, mais le garde Schmitt, allez savoir pourquoi, fit rire. Cuisante leçon, que l’écrivain n’oubliera pas. Ne jamais ennuyer, se répète-t-il dans la solitude de sa table de travail, «même quand je traite de sujets extrêmement ambitieux», et on sait qu’ils sont légion dans son œuvre. Autre règle, confie-t-il à un journaliste du Parisien, «je m’efforce d’exprimer clairement les choses complexes et je n’oublie jamais l’émotion».
Ces principes rhétoriques, louables en soi, se retourneront parfois contre Eric-Emmanuel Schmitt, lorsque le dosage entre profondeur et légèreté ne sera pas au point - que l’on pense à l’humour pesant pratiqué dans son Libertin d’opérette adapté au cinéma par Gabriel Aghion, et cela en dépit d’une distribution impressionnante - Vincent Perez, Michel Serrault, Josiane Balasko, Fanny Ardant… - et de dialogues signés par l’auteur, réputé pour sa maîtrise du procédé. «Je n’ignore pas, dit-il à une journaliste du Figaro, comme pour se défendre, qu’il est parfois mieux vu d’assommer que de distraire et que l’on m’a reproché de ne pas toujours choisir la légèreté.» Ces principes se retourneront aussi contre Schmitt lorsque le romancier, pourtant doublé d’un excellent conteur, qualité qui devrait l’immuniser contre ce travers, ne semble pas suffisamment résister à son penchant psy (par exemple, dans La part de l’autre, entendez ergoter sœur Lucie sur le «salaud égoïste» et le «salaud altruiste», lequel ne «voit plus la part de l’autre», etc., après la trahison de l’élève Heinrich). Mais ces ruptures d’équilibre ne semblent pas détourner le public de son œuvre, loin de là.
Reprenons notre fil biographique. Un jour, l’adolescence prend fin. Comme un mauvais rhume (ou, plus justement chez Schmitt, une pneumonie…), elle passe, et voici le jeune provincial monté à Paris pour y poursuivre ses études. Schmitt sortira des grandes écoles avec une thèse sur Diderot, ce philosophe matérialiste qui «rencontre Dieu par hasard», dès lors que «l’existence ou l’inexistence de Dieu ne sont pas le point de départ de sa méditation», précise l’auteur de la thèse. Soutenue en 1983, à Paris IV, sous la direction de Claude Bruaire (philosophe chrétien, au demeurant, mort en 1985) celle-ci, remaniée, paraîtra chez Albin Michel en 1997 sous le titre Diderot ou La philosophie de la séduction, après avoir donné, sous une forme ô combien plus légère, Le libertin au théâtre, puis au cinéma (exécrable, si, si, on insiste).
«Le XVIIIe siècle, écrit Michel Meyer, est cette période où la vieille morale religieuse du rejet du plaisir n’a plus guère de crédit. En cela, cette époque est fort semblable à la nôtre, d’où le choix que fait Schmitt de mettre en scène Diderot. Il lui prête des inquiétudes qui ne viendront qu’après Kant. L’exigence d’une morale universelle qui fait, non pas du Moi, mais du devoir envers l’autre une norme absolue est caractéristique du philosophe allemand.» «J’ai toujours pensé, semble répliquer Schmitt à ces critiques, que le vrai lieu de la philo n’est ni sur l’estrade ni dans les essais, qui sont réservés à un public restreint, mais dans l’urgence de la chair. Mes livres posent tous des problèmes philosophiques - et c’est sans doute pour cela qu’ils traversent si facilement les frontières.»
Le Diderot de Schmitt aime les paradoxes et refuse les certitudes : «Je vois le matin la vraisemblance à ma droite, et l’après-midi elle est à ma gauche», écrit le philosophe, co-auteur (avec d’Alembert) de la subversive Encyclopédie qui annonce le triomphe de la raison en ce XVIIIe siècle des plaisirs, en laquelle Encyclopédie certains ont pu voir le ferment de la déraisonnable Révolution française. Avec Montaigne et Lucrèce, Schmitt fait de Diderot un «Chevalier de l’incertain», «mon modèle d’écrivain» dira-t-il aussi par ailleurs. «Il flirte avec les idées mais jamais ne les épouse», fait remarquer Schmitt. Cette indétermination n’est pas pour déplaire à l’étudiant, qui conclut ainsi sa thèse : «Si Diderot papillonne d’une thèse à l’autre, d’une femme à une autre, c’est qu’il estime qu’il serait sottise de s’en tenir une fois pour toutes à une position. Son relativisme se teinte de joie et d’allégresse; l’amour de la vie et du mouvement l’emporte; il fait rapidement le deuil de la vérité pour se réjouir de l’existence.»
Il importe ici de rappeler que Schmitt, sous ses parti pris de naïveté affirmée, est d’abord un intellectuel, même s’il s’en défendra par la suite, quand ses pièces commenceront à avoir du succès : «pour l’instant, déclare-t-il alors, je suis un auteur dramatique, je ne veux pas jouer à l’intellectuel. Même si je suis certainement mieux formé que beaucoup de ceux qui en ont fait une profession».
En 1983, son diplôme en poche, le normalien devient maître de conférences en philosophie (c’est-à-dire chargé de cours) à l’université de Chambéry, en Savoie, poste qu’il quittera en 1993, pour se vouer uniquement à l’écriture devant l’énorme succès remporté par sa deuxième pièce, Le visiteur, où Dieu s’invite chez Freud. Créée en septembre 1993, au Petit Théâtre de Paris, dans une mise en scène de Gérard Vergez, la pièce, cette année-là, vaudra trois Molière à son auteur jusqu’alors inconnu (meilleur spectacle du théâtre privé, meilleur auteur et meilleure révélation théâtrale). Schmitt est sacré auteur dramatique.
Pourtant, ce normalien adorait enseigner. Dans la salle de cours, le professeur Schmitt privilégie la clarté et se veut un adepte de la méthode socratique qui, entre autres, enjoint le disciple à faire ce que fait le maître et non simplement à répéter ce qu’il dit. «Mes meilleurs amis sont d’anciens étudiants», dira Schmitt à un journaliste, des années plus tard. «Ma seule ambition était de doter mes élèves de leur liberté. J’essaie de faire pareil avec mes lecteurs.» «Ce temps fut sans doute l’un des plus élégiaques de ma vie», commente-t-il aussi dans Guignol aux pieds des Alpes.
Car s’il est un agnostique affirmé, le jeune professeur se situe peut-être dans une latence religieuse qui n’attend qu’un signe pour être activée, comme en témoigne cette anecdote rapportée avec humour dans Guignol… par le principal intéressé, tout juste débarqué à Chambéry: «Le premier soir que j’y passais, je crus gagner mes galons de saint. J’aperçu une croix blanche dans le ciel noir […] suspendue, aérienne, immobile, juste au-dessus de moi […] Ainsi j’avais été choisi ! Moi ! Pécheur entre les pécheurs ! Croyant difficile, croyant parfois rebelle, j’avais tout de même été élu ! […] Le lendemain, je découvris avec horreur, le plein jour aidant, que je n’avais fait que regarder pendant toute une soirée la Croix-de-Nicolet, un croisillon d’acier éclairé à l’électricité sur le promontoire désert qui surplombait Chambéry. […] Je me sentis humilié, marqué au fer rouge de la bêtise et de la prétention. Et je crois que je me détestai cordialement pendant plusieurs jours.»