Triomphe en Avignon cet été
«Le soir à la nuit close quand le genre humain repose, je travaille à mon Palais. De mes peines nul ne saura jamais.»

Né au siècle dernier Ferdinand Cheval, surnommé « Le facteur Cheval » a passé plus de trente ans de sa vie à construire une sorte de palais extraordinaire, tout seul, avec ses petites mains, ses outils et sa brouette. La plupart des gens le qualifient encore de fou aujourd’hui. Mais c’était un fou génial ! Oscar Wilde a écrit que : « Les folies sont les seules choses qu’on ne regrette jamais ».
Chacun sur cette terre a sa part de bonheur et de malheur. Certains trinquent plus que d’autres. Et le facteur Cheval ne sera pas épargné par les ronces de la vie. Il va perdre son jeune fils, puis Alice sa fille chérie s’en ira au pays d’à l’envers. Elle avait à peine quinze ans. Comment survivre à la mort de ses enfants ? C’est bien la pire des douleurs. Son épouse suivra un peu plus tard. Ferdinand Cheval, fou de chagrin, aura pourtant la force de construire un palais inouï, né d’un songe. C’est sans doute ça qui lui a maintenu la tête hors de l’eau. La passion, quelle qu’elle soit, nous sauve de tout.


Ils sont bons, les attachés de presse. Je n’avais pas repéré ce spectacle dans la programmation des Halles alors même qu’elle fait partie de celles que je scrute minutieusement d’habitude. C’est en recevant un courriel au titre racoleur style L’ANCIEN PENSIONNAIRE DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE que j’ai découvert le spectacle. J’ai toujours beaucoup aimé Elliot Jenicot et Français ou pas Français, je continue de suivre son parcours avec plaisir.

J’ai appris au petit-déjeuner qui était le Facteur Cheval, ou plutôt pourquoi il était célèbre. Pour ceux qui, comme moi, sont ignorants en la matière, apprenez donc que le Facteur Cheval est connu pour avoir construit un palais à partir de pierres qu’il ramassait lors de ses tournées. Le spectacle traite évidemment de la construction du palais, mais surtout de l’histoire personnelle du Facteur Cheval qui accompagne et qui explique ce projet étonnant.

Je connais bien Elliot Jenicot pour l’avoir vu de nombreuses fois en scène, mais lorsqu’il est entrée ce matin, je ne l’ai pas tout de suite reconnu. Dans son uniforme de facteur, avec cette démarche d’homme fatigué par des travaux pénibles, avec sa tête penchée – elle s’élèvera par la suite – et sa voix rocailleuse, il était transformé. J’avais appris que le comédien avait repris le rôle au pied levé, et, l’espace d’un instant, je me suis demandée si finalement ce n’était pas le comédien initial qui était là devant moi. Puis, pendant le spectacle, je comprendrais que je m’étais trompée : devant nous, en fait, c’était le Facteur Cheval.

L’incarnation d’Elliot Jenicot dépasse toutes mes attentes. Il est d’abord un merveilleux conteur. Cette histoire, qui par ailleurs ne changera pas ma vie outre-mesure, il parvient à nous l’imposer comme centre de notre univers pendant 1h30. C’est comme si on avait toujours connu cet homme, comme si son projet nous était familier. Il fait tout passer : cette légère folie, évidemment, qui s’approche plutôt de la passion et qui brille dans ses yeux lorsqu’il parle de son palais ou de ses enfants, mais également une grande humanité dans l’évocation des plaisirs simples de la vie. Il fait exister l’âme rêveuse du personnage par-dessus cet extérieur un peu rustique qu’il lui dessine. Car on est tout autant touché par l’aspect physique de son Facteur, par la force brute qui émane de lui. Cette robustesse impressionne et permet une incarnation totale du personnage, qui rend la puissance de vie et de création du Facteur Cheval.

Et puis il y a quelque chose qui est venu s’ajouter à cette représentation. Quelque chose d’unique, que seul le spectacle vivant peut apporter. Le Facteur Cheval ou le rêve d’un fou se joue dans le Jardin du Théâtre des Halles, c’est-à-dire qu’il ne bénéficie en aucun cas de la climatisation si chère aux festivaliers. Le spectacle s’est joué sous près de 40 degrés à l’ombre, c’est-à-dire une épreuve pour un comédien. Voir Eliott Jenicot, en eau sous ses costumes épais, luttant contre les éléments tout en racontant cette histoire, c’est faire un pas de plus dans le monde du Facteur. C’est l’incarnation ultime, le théâtre immersif par excellence. On parle de construction, de force, de fatigue, d’un homme qui a donné ses nuits pour construire ses rêves, pour aller au bout, pour se dépasser, et on voit ce même homme devant nous, suant ce qui lui reste d’eau pour refaire vivre, l’espace d’un instant, celui à qui il prête son corps. Mais qu’est-ce que c’est beau.

MDT - 20 juillet 2022

Retour à la page précédente