Triomphe en Avignon cet été
«Le soir à la nuit close quand le genre humain repose, je travaille à mon Palais. De mes peines nul ne saura jamais.»

Né au siècle dernier Ferdinand Cheval, surnommé « Le facteur Cheval » a passé plus de trente ans de sa vie à construire une sorte de palais extraordinaire, tout seul, avec ses petites mains, ses outils et sa brouette. La plupart des gens le qualifient encore de fou aujourd’hui. Mais c’était un fou génial ! Oscar Wilde a écrit que : « Les folies sont les seules choses qu’on ne regrette jamais ».
Chacun sur cette terre a sa part de bonheur et de malheur. Certains trinquent plus que d’autres. Et le facteur Cheval ne sera pas épargné par les ronces de la vie. Il va perdre son jeune fils, puis Alice sa fille chérie s’en ira au pays d’à l’envers. Elle avait à peine quinze ans. Comment survivre à la mort de ses enfants ? C’est bien la pire des douleurs. Son épouse suivra un peu plus tard. Ferdinand Cheval, fou de chagrin, aura pourtant la force de construire un palais inouï, né d’un songe. C’est sans doute ça qui lui a maintenu la tête hors de l’eau. La passion, quelle qu’elle soit, nous sauve de tout.


La réalisation en solitaire d’un palais pour en faire l’œuvre d’une vie par un petit fonctionnaire rural préposé à la distribution du courrier aux apparences banales est connue. Peu de gens imaginent ce que fut la vie réelle de ce créateur unique en son genre.

Rêver est une façon pour l’homme de se dépasser, d’aller au-delà des vicissitudes du quotidien, d’affirmer une personnalité que personne ne soupçonne. Car chaque être humain possède en lui des potentialités créatives qui ne demandent qu’à être révélées. Joseph-Ferdinand Cheval (1836-1924) en est un exemple fabuleux.

Sa vie met en lumière une existence misérable au départ, à une période de difficultés inouïes pour les classes sociales les plus défavorisées. Décès et maladies se succèdent autour de cet individu doté d’une santé solide, d’une volonté quasi inébranlable, d’un besoin d’exister aux yeux des autres au moyen de ce qu’il invente et impose en défi à tous les obstacles qu’il faut vaincre lorsqu’on est peu instruit, désargenté, esseulé, doté d’une intelligence très moyenne mais convaincu qu’à partir d’éléments naturels, il est possible de réaliser des choses étonnantes.

Nadine Monfils s’est entichée de cet homme attachant dont on visite toujours la construction baroque et échevelée qu’il a réalisée en architecte-maçon solitaire. Elle a trouvé une langue à la fois fruste et savoureuse pour mettre à jour le cheminement de la pensée et de l’action de cet être qui a élevé un monument à l’impossible. Qui a découvert indirectement des cultures exotiques bien éloignées de l‘Occident. Qui a vécu de l’intérieur des sentiments forts d’amour, de tendresse, de détresse, d’amitié, d’obstination envers et contre tout ce qui s’opposait à lui. Qui fut mari et père aimant sans réussir à l’exprimer si ce n’est avec ses gestes d’artisan.

Un comédien exceptionnel s’est emparé de ce texte pour en exprimer les rugosités, les tournures poétiques, les réflexions issues du vécu le plus intime, les contradictions entre une sorte de brutalité spontanée et une sensibilité envers les gens et les matériaux minéraux. Grâce à un travail vocal particulier et une recherche corporelle qui inscrit dans l’espace une silhouette typique, il nous transmet combien son personnage s’épanouit en pratiquant sans le savoir ce qu’on baptisera plus tard « art brut ». Combien l’utopie qui le sous-tend de réunir des cultures hétéroclites en vue d’une société meilleure en fait quelqu’un d’une humanité singulière et idéale.

Mis en scène par Alain Lempoel, dans le décor du jardin des Halles, le facteur-bâtisseur évoque un passé pas si lointain. Il fait revivre une époque. Il émeut, mêlant brusquerie spontanée et sensibilité à fleur d’émotion forte, sans grandiloquence, ni rancœur, ni amertume. La représentation ne se focalise pas sur l’imitation d’un projet bâtisseur extravagant mais le suggère avec des cailloux, des éléments ordinaires et un échafaudage fidèle à ce qu’on connaît de la vérité historique.

Ce seul en scène éprouvant dans sa diversité est équilibré par la présence muette mais active de l’ami Joseph, peintre du dimanche. Lui, il s’active posément, assidument. Il montre que deux solitudes peuvent s’épauler sans perdre leur identité, loin de toute compétition. Sans effusions démesurées.

Cette leçon d’échec au malheur, à l’indigence, à l’ignorance est exemplaire. Elle s’avère réaction saine à tout le négatif que véhicule si souvent notre actualité. Elle redonne du tonus à une conviction dans les pouvoirs de l’humain, ponctuée par des notes mélodiques d’Erik Satie.

WebTheatre - Michel Voiturier - 21 juillet 2022

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