Un Fou Noir au Pays des Blancs
ou comment survivre dans la jungle européenne

Réfugié congolais en Belgique, Pie Tshibanda a exercé précédemment le métier de psychologue. Son livre "Un Fou Noir au Pays des Blancs" s'est vendu à plus de dix mille exemplaires et en est à sa 1500ème représentation théâtrale.
Dans cette pièce pleine d'humour, il retrace les sentiments qui habitent tous les réfugiés: l'angoisse du refoulement, les premières difficultés d'adaptation, la nostalgie du pays, de la famille où les enfants grandissent sans leur père et se demandent les raisons de cet abandon. Mais, surtout, l'écrivain congolais scrute d'un œil aigu la société qui l'accueille.
Il décrit les cercles qui peu à peu s'agrandissent pour lui faire place, depuis ce jour où le fou venu d'Afrique, fou de solitude, assoiffé de contacts, prend l'initiative d'aller frapper aux portes de ses voisins belges pour se présenter à eux, les saluer comme les nouveaux venus le font dans son pays. Jusqu'au jour où le curé du village l'invite à venir parler de lui, donner les raisons de son exil, évoquer sa famille lointaine. Pie Tshibanda découvre alors que la solitude n'est pas inéluctable, que la bulle de ses voisins peut aussi cacher des trésors de gentillesse.


L'exil est souvent une loupe pertinente. Venus de loin, on voit plus nettement ce que les autres ne voient plus depuis longtemps. Et inversément : à distance de son pays, on le toise avec une acuité nouvelle. Pie Tshibanda, originaire de Kolwezi, au Congo, est un exemple troublant de ce double regard; il souffre de ne plus être de nulle part tout en étant le seul à pouvoir prétendre être de partout... Riche d'humour et de malice, Pie Tshibanda s'apprête à grimper sur la scène du théâtre Varia, pour nous conter «Un fou noir au pays des Blancs».

Là d'où je viens, je suis le deuxième auteur le plus connu. J'ai écrit dix livres au Congo. Je suis psychologue de formation et j'ai travaillé comme chasseur de têtes pour une entreprise. Du jour au lendemain, il a fallu partir.

Né au Katanga en 1951 mais considéré comme Kasaïen, Pie dut fuir son pays en 1995. Il laisse sa femme et leur six enfants pour rejoindre la Belgique. J'y avais déjà une certaine assise, explique le conteur. Au Congo, j'étais chargé de faire connaître la littérature belge. J'avais fait publier chez nous «La femme de Gilles», de Madeleine Bourdouxhe. Et la Belgique est un pays francophone: on va là où on pense pouvoir être accueilli.

Quand Pie Tshibanda, auteur respecté, débarque à Bruxelles-National, tout bascule. Je me suis retrouvé seul. Il séjourne d'abord dans une maison d'accueil, à Braine-le-Comte. Il obtient ses papiers et cherche un lieu où habiter. J'ai regardé dans le «Vlan»: les propriétaires, en voyant que j'étais noir, ont refusé de me louer leur bien. On m'a dit: Va à Liège ou à Bruxelles, tu trouveras. Mais je ne voulais pas aller dans des ghettos... Je me suis inscrit à l'Université de Louvain-la-Neuve, même si j'étais déjà diplômé, et j'ai trouvé une maison à Court-Saint-Etienne. En 1999, Pie obtient sa licence en sexologie et sciences des familles avec grande distinction. Ce ne sera pas son plus grand succès.

Sa joie majeure et sa douleur, il les contera dans «Un fou noir au pays des Blancs», un livre paru en 1999 aux éditions Gilson. L'histoire du désarroi face au pays perduet à la froideur du pays d'accueil.

Un jour, au téléphone , mon fils m'a demandé: Papa, comment peux-tu dire que tu es seul? N'y a-t-il personne dans le village où tu habites? La question m'a frappé. Evidemment, je n'étais pas seul: je connaissais la solitude dans la foule. Que lui répondre? Il y a des gens, mais ce sont des Blancs ou ils nous voient différemment? Ç'aurait été une belle leçon!

Pie décidera d'aller frapper aux portes et de se présenter, comme on fait dans son village. J'avais l'air d'un fou, dit-il. Le curé de Tangissart lui permettra de se dévoiler, pendant la messe. Effet boule de neige. Sa piquante douceur fait l'unanimité. Pie est invité à parler dans les foyers, dans les écoles, à l'université. En 1998, sa famille le rejoint et peut enfin entendre des gens lui dire: Merci de nous avoir rappelé que tu étais là.

L'Afrique est parfois envahissante, mais la Belgique est recluse. Il faudrait un juste milieu! Je crois que là où il y a des gens, il y a de la vie. J'étais devenu anonyme au milieu des gens. Pourquoi? Le Belge devrait être un peu plus chaleureux. La solidarité existe en Europe, mais il faut lui rendre un visage. Alors, que dois-je faire: perdre mes valeurs et prendre les vôtres?! Autant d'aiguillons qui visent juste et savent chatouiller le rire… A leur contact, on pense à Socrate…

Le Soir - 2/5/2000 - Laurent Ancion

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