Emotion, signée Thierry Debroux
Le Roi Lune de Thierry Debroux redonne vie à un des personnages mythiques de l'histoire de l'Europe. Un de ces hommes né à une époque qui n'est pas la sienne et qui refuse de se soumettre à l'air de son temps. Son seul et unique moteur? La passion. Il aime le beau, l'art. Et il va mettre une énergie considérable, tant humaine que financière, au service de Richard Wagner, son ami, afin qu'il puisse créer librement ses opéras grandioses. Il mourra seul, fou, suicidé dans cinquante centimètre d'eau, sur le bord d'un lac.
Si Bayreuth est une réussite artistique, il est également un gouffre financier à l'égard duquel Wagner espère que le roi saura montrer une égale prodigalité. C'est en ce sens que le compositeur écrit au monarque dès la fin de 1876 afin que le royaume de Bavière prenne en charge l'essentiel des coûts liés à des représentations annuelles. La réponse de Louis II, négative, n'arrive que sept mois plus tard. Bayreuth est trop onéreux et de vives transactions sont menées entre Richard et Louis par l'intermédiaire de Düfflipp et de Perfall, le directeur de l'opéra royal avec lequel Wagner s'est réconcilié. Un compromis est finalement trouvé, le Ring de 1878 devant être joué non pas à Bayreuth mais à Munich, avec cependant la certitude de représentations publiques.
Dès la fin de 1877, de nouvelles sollicitations arrivent de Bayreuth et sans en référer au roi, le secrétaire de la Cour Düfflipp leur oppose une fin de non recevoir dans le but de préserver la cassette royale. Étonnante attitude des ministres qui font alors pression sur l'honnête fonctionnaire au point de précipiter sa démission alors que les divers cabinets ont toujours été méfiants à l'égard de Wagner et ont vu d'un mauvais œil la mise en chantier des châteaux royaux de Neuschwanstein et de Linderhof.
Or, à toutes ces merveilleuses réalisations s'ajoute en 1878 le plus pharaonique des projets de Louis II : Herrenchiemsee, réplique de Versailles dont la galerie des glaces doit surpasser son modèle. Temple à la gloire de Louis XIV, le palais fixe l'esprit du roi depuis près de dix ans, époque à laquelle il songeait à donner forme à un rêve surnommé le "Tmeicos Ettal" au travers duquel peu de contemporains avaient vu transparaître l'anagramme de la formule "L'État, c'est moi", explication éloquente de la signification de ce troisième château.
Louis II est par ailleurs de plus en plus obsédé par sa propre sécurité, idée entretenue par les rumeurs de destitution qui courent depuis longtemps. Aussi demande-t-il en 1879 que l'on s'informe sur la manière dont Alexandre II de Russie a constitué une police spéciale chargée de veiller à sa sécurité personnelle, cellule dont on ne sait si elle était demeurée dans une ignorance totale ou bien avait laissé courir les sombres forfaits anarchistes qui devaient entraîner la mort du tsar deux ans plus tard. Toujours est-il que la requête de Louis II en dit long sur l'atmosphère d'intrigue qui règne dans les alcôves munichoises.
En décembre 1880, Wagner est dans la capitale afin de présenter au roi le prélude de Parsifal, le grand opéra sacré auquel il travaille depuis longtemps et qui fascine tant Louis qui y retrouve ses propres contradictions : mystique et pureté, mais également douleur de la chair avant de parvenir à la rédemption. Arrivé en retard contrairement à son habitude, le roi se montre insatiable, demandant sans cesse à écouter des extraits d'autres œuvres. Agacé par cette attitude et par le fait de voir mêlé son festival scénique sacré avec des partitions antérieures, Wagner cède la baguette à son second, Hermann Levi. Cinq jours plus tard, Richard Wagner quitte Munich : ni lui, ni le roi ne se doutent qu'ils ne se reverront jamais.
Le 30 avril 1881, au cours d'une des innombrables représentations privées, Louis remarque un jeune acteur qui tient le rôle de Didier dans le Marion Delorme de Victor Hugo. Il se nomme Josef Kainz et est arrivé de Vienne l'année précédente, auréolé d'une réputation qu'il n'a pas usurpée. Subjugué, Louis lui fait aussitôt porter un saphir et un diamant et le prie de venir lui rendre visite à Linderhof.
Alors que le roi y jouit des ensorcelants jeux de lumière de la grotte du Venusberg, le jeune acteur épuisé par une longue route se présente en habit civil et se montre malhabile. Louis se retire, déçu, lui qui n'avait en fait pas invité Josef Kainz, mais Didier : le comédien n'est rien s'il ne peut prolonger l'illusion du bonheur artistique. Mis au fait, Kainz comble par la suite Louis en lui faisant revivre les plus grandes pages du répertoire dramatique. Deux semaines durant, sans interruption. Exténué, Kainz regagne Munich en craignant bien d'avoir ruiné ses chances d'un soutien royal. En effet, au cours d'un dîner, alors que Louis faisait état de ce que la couronne pouvait être parfois un bien lourd fardeau, l'acteur avait osé suggérer l'idée de l'abdication, ce à quoi le roi, saisi de colère, rétorqua qu'il n'en serait jamais question.
L'incident ne laisse pourtant aucune trace, car fin juin, Louis sous le pseudonyme du marquis de Saverny emmène Didier en Suisse à la recherche des lieux de l'épopée de Guillaume Tell. Le roi souhaite que l'acteur soit ainsi totalement imprégné du cadre afin qu'il soit à même de déclamer avec encore plus de verve les vers de Schiller. Pour ce faire, rien n'est épargné à Kainz, ni le passage du col enneigé des Surrenen, ni l'ascension du Rütli, site symbolique de l'histoire helvétique. À cette dernière occasion, terrassé à nouveau par la fatigue, Josef Kainz s'endort sur le bateau à aubes qui glisse nuitamment sur les eaux du lac des Quatre Cantons. Pire, il ronfle ! Se réveillant, le comédien confus bredouille, veut s'excuser, mais le regard du roi n'exprime aucun ressentiment et peut-être Louis comprend-il que personne n'est humainement capable de rejoindre l'Aigle sur ses cimes. De retour en Bavière, le roi, par des cadeaux, démontre qu'il garde toute son estime pour celui qui lui a un temps fait oublier ce qu'il abhorre dans le bas monde.
Or, après avoir mis à la disposition de Bayreuth les moyens du théâtre royal pour la création de Parsifal à laquelle il n'assiste pas, Louis II est frappé d'une insondable horreur quand arrive une dépêche de Venise : Richard Wagner est mort ce 13 février 1883 dans l'après-midi !