Emotion, signée Thierry Debroux

Le Roi Lune de Thierry Debroux redonne vie à un des personnages mythiques de l'histoire de l'Europe. Un de ces hommes né à une époque qui n'est pas la sienne et qui refuse de se soumettre à l'air de son temps. Son seul et unique moteur? La passion. Il aime le beau, l'art. Et il va mettre une énergie considérable, tant humaine que financière, au service de Richard Wagner, son ami, afin qu'il puisse créer librement ses opéras grandioses. Il mourra seul, fou, suicidé dans cinquante centimètre d'eau, sur le bord d'un lac.


Dépossédé d'une part de son pouvoir, affecté par la dégradation de la santé mentale de son frère, Louis vit dans un état de tension nerveuse extrême qu'il ne parvient à dominer qu'en se réfugiant dans l'univers de pierre qu'il se bâtit dans les Alpes et en adoptant un programme de déplacements immuable.

Ainsi, dès 1871, les mois de mai et d'octobre se passent à la Vorderriss tandis que les anniversaires à partir de 1876 se dérouleront toujours au chalet du Schachen, dans l'éther des cimes que n'atteignent ni intrigues, ni politique. Cette régularité est d'autant plus nécessaire à Louis qu'il a une très mauvaise dentition qu'il refuse de faire soigner, souffre de maux de tête et d'insomnie et que tout exercice physique lui est interdit en raison d'une récente chute de cheval qui entraîne la disparition progressive de ses traits fins et juvéniles.

En cette même année, alors que l'Europe s'occupe d'affaires très concrètes, le Saint-Siège dont l'État temporel vient d'être rayé de la carte promulgue le dogme de l'infaillibilité papale. Dans une Bavière divisée, les milieux catholiques les plus radicaux y trouvent un terrain d'opposition vis-à-vis de la Prusse protestante et de son Reich, mais Louis II, bien que souverain d'une nation traditionnellement proche de Rome, répugne à souscrire à ce dogme et confie son embarras à Bismarck. Sagement, le chancelier qui n'a pas encore engagé le Kulturkampf, le combat culturel impérial, invite Louis à ne pas trop s'exposer dans une affaire aux conséquences incertaines.

Singulière relation que celle existant entre le roi de Bavière et le chancelier allemand, faite d'intérêt réciproque teinté de rude réalisme politique de la part du second et du refus d'abandonner son pouvoir de la part du premier, surnommé l' "amant du clair de lune" ou encore le "roi vierge". Et de fait, amant de la lune, Louis l'est quand au cœur de la nuit surgit son traîneau, fugitive vision fantomatique qui l'emmène pour l'engloutir toujours plus dans le monde qu'il s'est créé.

Dans la solitude croissante de Louis, Richard Hornig joue un rôle de premier plan. Entré quatre ans plus tôt au service du roi, le jeune homme fait preuve d'une fidélité jamais démentie, prévenant les moindres désirs du monarque et devenant de fait son véritable secrétaire personnel. Plus intimement, l'ambiguïté amour-amitié qui caractérise Louis s'exprime au travers de sa relation avec Richard Hornig. Il n'y a aucune vulgarité dans leurs sentiments et leurs chastes liens ne donnent lieu dans les cas extrêmes qu'à de simples baisers dont le roi qui est très pieux se repent immédiatement. D'ailleurs, Richard Hornig n'est pas homosexuel et se mariera par la suite avec la bénédiction de Louis II qui comblera la famille de bienfaits. En réalité, si Louis éprouve une attirance pour son valet et confident, tant son esprit que sa foi et son statut de roi se refusent à tout abandon.

Depuis 1869, alors que la vérité sur Wagner s'imposait et que la disparition de l'indépendance de la Bavière se profilait, le roi commença à se confier à un journal intime en y retraçant ses conflits intérieurs. L'histoire de ces journaux fut particulièrement mouvementée : confisqués à la mort de Louis et probablement falsifiés, les deux derniers volumes ont disparu tandis que les sept autres ont été soigneusement mis au secret jusqu'à ce jour par la famille de Wittelsbach. Les pages de ce journal sont rythmées d'innombrables serments devant éviter toute rechute, qu'il s'agisse de baisers ou d'onanisme. Chaque promesse de repousser le mal résonne comme le pathétique cri d'un esprit retenu par un corps auquel il voudrait imposer une abstinence totale, toutes ces prières répétées prenant à témoin l'idée de la majesté royale incarnée par les lys et les Bourbons du Grand Siècle dont il implore la protection.

Car plus que jamais, le roi de Bavière vit sa passion de la monarchie absolue comme le contrepoids à la sombre réalité politique.

Dès mai 1872, Louis II qui entend pleinement profiter de l'art loin de la foule et des regards scrutateurs entame la mise sur pied de représentations privées qui, à côté des opéras, font la part belle au théâtre évoquant les Bourbons. Le roi en est d'ailleurs tellement avide qu'il commande, sur base de canevas qu'il fournit lui-même, la rédaction de nombreuses pièces qui, si elles ne sont pas d'une toute première qualité littéraire sont d'une rigoureuse exactitude historique. Ce monde dont Louis II est séparé par un siècle d'histoire mouvementée prend également vie au travers de son deuxième château entamé dès 1870, Linderhof, directement inspiré du Petit Trianon à Versailles.

Versailles! L'obsession du roi est telle que le 20 août 1874, Louis II arrive à Paris où il rend visite à l'ambassadeur allemand qui n'est autre que Hohenlohe. L'accueil de la population française qui reste marquée par la guerre et pour laquelle un Bavarois vaut bien un Prussien et n'est en définitive qu'un Allemand est glacial. Quant à la presse, elle ne se prive pas d'attaquer le roi accusé tour à tour d'avoir sans raison agressé la France, de n'avoir su empêcher le conflit et de bénéficier depuis 1871 de fonds spéciaux versés directement par Bismarck, le comte Holnstein touchant au passage sa commission. L'agacement des Français culmine quand, pour l'anniversaire du roi de Bavière, la troisième république fait donner à ses frais les grandes eaux à Versailles. Magie des lys. Louis qui connaît les lieux mieux que les guides eux-mêmes n'entend pas les critiques et s'absorbe pleinement dans sa vision de la France du XVIIIe siècle, ne percevant pas celle de l'après 1870.uand le maréchal de Mac-Mahon apprend la présence à Paris d'un hôte si illustre, il s'empresse de regagner la capitale. Trop tard, car le roi Louis II qui refuse à nouveau toute entrevue officielle refranchit les Vosges le 27 août avec le songe de son troisième château : Herrenchiemsee !

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