Emotion, signée Thierry Debroux

Le Roi Lune de Thierry Debroux redonne vie à un des personnages mythiques de l'histoire de l'Europe. Un de ces hommes né à une époque qui n'est pas la sienne et qui refuse de se soumettre à l'air de son temps. Son seul et unique moteur? La passion. Il aime le beau, l'art. Et il va mettre une énergie considérable, tant humaine que financière, au service de Richard Wagner, son ami, afin qu'il puisse créer librement ses opéras grandioses. Il mourra seul, fou, suicidé dans cinquante centimètre d'eau, sur le bord d'un lac.


L'affaire du théâtre n'est que le premier accrochage dans une longue lutte menée contre Richard Wagner par le cabinet emmené par Pfistermeister et Pfordten, le premier ministre. En fait, tout un chacun à Munich redoute le compositeur: les politiciens craignent de voir leur influence supplantée, la famille royale se défie de celui qu'elle considère comme un révolutionnaire et tous s'entendent à penser que Wagner coûte déjà bien trop cher à la Bavière.

Certes, de son côté, le compositeur commet de nombreuses erreurs et choque le peuple en entretenant un ménage à trois avec Cosima et son mari. Du reste, Louis semble demeurer seul étranger aux rumeurs qu'il exècre, lui pour qui toute vulgarité des sentiments et plus encore de la chair doit être résolument bannie.

Dès l'origine, Pfistermeister "Pfi" et Pfordten "Pfo" orientent leur offensive vers l'épineuse question financière et sans en référer au roi qui a approuvé le projet du théâtre des festivals, multiplient les obstacles à sa construction tandis que la rue ne tarde pas à surnommer le compositeur "Lolus", allusion sans ambiguïté à l'affaire Lola Montès qui est d'autant plus déplacée que les relations entre Richard et Louis ne prendront jamais la moindre tournure scabreuse.

Une fois encore, Wagner permet à ses adversaires d'espérer sa disgrâce quand il fait réaliser à la demande du roi un portrait de lui-même pour ensuite envoyer la facture au cabinet royal afin d'en être remboursé. Pfistermeister ne se prive pas de le rapporter à Louis qui, s'attendant à un véritable cadeau de l'Ami, est blessé par le geste incivil du musicien. Ayant vu ses audiences auprès du roi annulées, Wagner craint pour sa position et demande dans une lettre à Louis s'il lui est encore possible de rester plus longtemps en Bavière. La supplique en forme d'ultimatum conduit le roi à renouer immédiatement avec le compositeur et les ministres constatent ainsi l'attachement de Louis pour Richard : la seule question financière sera insuffisante pour chasser le musicien et il leur faudra jouer plus finement sur les instincts et devoirs de leur souverain.

Un temps tenus en respect par la protection royale, les caricaturistes et pamphlétaires antiwagnériens se déchaînent, mais en ce printemps 1865, après avoir promulgué une loi qui amnistie les anciens révolutionnaires de 1848-1849 et avoir ainsi réaffirmé son soutien à Wagner, le roi n'est préoccupé que par la perspective de la création de Tristan und Isolde.

Après le report de la première, Louis se retire du monde dans son château de Berg pour n'en revenir qu'au lever de rideau. La famille royale ne comprend rien à cet opéra, Louis lui est envoûté. Boudant la troisième représentation pour ne pas avoir à subir la présence de son oncle Othon, ex-roi de Grèce, Louis en fait programmer une quatrième. Sans attendre la fin de l'opéra, le roi, exalté, remonte à bord de son somptueux train tout de bleu et d'or afin de regagner son refuge de Berg, drapé de l'enchantement de Tristan. Faisant arrêter le convoi en pleine campagne afin de reprendre son souffle dans l'air frais et vif de la nuit, il achève le voyage aux côtés du machiniste, dans la locomotive.

Au mois d'août, alors qu'il vient d'offrir au roi le manuscrit de L'or du Rhin et l'ébauche de Parsifal, Wagner en profite pour demander une allocation de deux cent mille florins ainsi que la révocation de ses plus féroces adversaires, dont Pfi. Bien qu'il estime lui-même que son secrétaire est incompétent, il s'agirait là d'un acte politique dangereux que Louis refuse de poser, laissant entendre que le roi de Bavière ne saurait se laisser dicter ses décisions par qui que ce soit, fût-ce l'Ami. Néanmoins, Louis accepte le versement de l'argent ainsi que la création d'une école de chant lyrique directement dépendante de la Couronne.

Une nouvelle fois, Pfi tente de s'opposer au paiement des quarante mille premiers florins, mais sommé par le roi, il se venge en usant d'un ingénieux stratagème. Ainsi, quand Cosima von Bülow se présente à l'encaissement, le montant lui est intégralement remis en petite monnaie, ce qui oblige à former un véritable convoi de fonds encadré par une très voyante escorte militaire qui conduit le tout directement des caisses royales au domicile de Wagner. Les Bavarois sont excédés et commencent à estimer que leur souverain ouvertement attaqué par la presse néglige les affaires d'État.

En novembre, au terme d'un dernier séjour avec Wagner à Hohenschwangau et après avoir fait endosser à Paul de Tour-et-Tassis les habits de Lohengrin pour recréer la féerie de la légende sur un lac éclairé à l'électricité, Louis II se trouve confronté chaque jour un peu plus à une opposition grandissante. Le 1er décembre, les ministres adressent un ultimatum au roi, brandissant le spectre d'une crise gouvernementale ouverte. Louis revient donc à Munich le 6 décembre et, après diverses consultations, conscient de ses devoirs de souverain, meurtri dans l'âme par l'acte qu'il doit s'imposer, fait savoir à Richard Wagner qu'il est prié de quitter le pays pour au moins six mois.

Louis II chez qui quelque chose s'est irrémédiablement brisé se souviendra toujours de ce que les intrigues l'ont séparé de l'Ami et du rêve éveillé dans lequel il baignait, dans la béatitude. Le 10 décembre 1865, Richard Wagner, défait, quitte le royaume de Bavière.

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