Si Dieu a une dépression que peut-il faire?
Quel recours?
Qui peut-il aller voir?

"Immédiatement l'image fondit sur moi: Dieu sur le divan de Freud. Puis la contre image: Freud sur le divan de Dieu. Dieu et Freud doivent avoir énormément de choses à se dire puisqu'ils ne sont d'accord sur rien... Et ce dialogue n'est pas facile puisque aucun des deux ne croit en l'autre…"
Eric-Emmanuel Schmitt


Adulé en Allemagne, choyé en Italie, honoré par l'Académie française... il est, c'est vrai, un peu snobé par le monde anglo-saxon, qui voudrait lui résister. Difficile. Roman ou théâtre, sur les planches ou à l'écran, il ne signe (presque) que des succès. Quel est donc le secret de ce «serial seller»?

Chez Albin Michel, maison d'édition d'Eric-Emmanuel Schmitt, les chèques se ramassent à la pelle et les royalties aussi. Feuilles d'automne dorées à l'or fin, ils arrivent par brassées d'Allemagne, où Oscar et la dame rose atteint les 500 000 exemplaires vendus, tandis que Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran en sont à 800 000. Des chiffres apoplectiques qui confèrent à «2ES» (désignons-le ainsi désormais) un fauteuil inamovible dans le palmarès des meilleures ventes du Spiegel et font de lui le plus beau parti de la littérature française.

Philosopher sans ennuyer.
Pourquoi commencer par l'Allemagne? On aurait pu lancer sur le tapis d'argent les chiffres italiens et raconter l'incroyable bataille d'enchères qui opposa la maison Rizzoli, éditrice d'Oscar..., à la maison E/O, du groupe Mondadori, éditrice de Monsieur Ibrahim..., pour l'obtention des droits de Petits Crimes conjugaux. Une bataille remportée par la seconde, dont l'offre, dépassant les 14% de royalties, relève du jamais-vu. On aurait pu plonger dans le fleuve puissant de la renommée française de notre auteur, qui fait de chacun de ses livres - romans et théâtre confondus - un «long-seller» et de lui-même un «serial seller», au point qu'il est arrivé que trois de ses ouvrages figurent en même temps dans les listes des meilleures ventes de L'Express-RTL!

Mais l'Allemagne, patrie de Nathan le Sage, ce personnage de Lessing qui renvoya dos à dos les trois religions monothéistes, prise particulièrement l'auteur de Monsieur Ibrahim. Elle lui sait gré de cette politesse qui consiste à édifier sans pontifier, philosopher sans ennuyer, amuser sans choquer. Sa reconnaissance, le pays la lui a prouvée en lui offrant, le 3 octobre dernier, jour anniversaire de la Réunification, le prix Die Quadriga, trophée remis, sous la présidence d'honneur du chef d'Etat afghan, Hamid Karzaï, à quatre personnalités dont l'oeuvre encourage la fraternité entre les peuples.

Mais pourquoi lui?
Tous les auteurs se sont posé la question dans le secret de leur chambrette: «Pourquoi pas moi?» Sans remonter aux calendes grecques, rappelons ce que Pierre Marcabru, le plus sagace des critiques, avait écrit, en 1991, de La Nuit de Valognes: «C'est une première pièce et le plus étonnant, c'est qu'elle semble avoir été écrite par un vieux routier. Tout est agencé pour séduire et surprendre.» Séduire et surprendre... Dès l'origine, Eric-Emmanuel Schmitt, 44 ans aujourd'hui, a fait sien le mot de Molière «Le théâtre est l'art de plaire». Ajoutons que les coups de théâtre et les bons mots en sont les moyens les plus sûrs et que 2ES les manie avec maestria. Deux ans plus tard, chroniquant Le Visiteur - rencontre imaginaire entre Dieu et Freud à l'heure où celui-ci fuit Vienne en proie aux nazis - le même Marcabru renchérit: «Eric-Emmanuel Schmitt est un jeune homme qui aime - ô miracle - la conversation. Il est à la fois vif, piquant, imprévu et malin. [...] En réalité, mine de rien, [il] nous propose une fantaisie morale et métaphysique comme les aimaient Diderot et plus tard Valéry.»

«On n'est capable d'écrire que ce que l'on porte en soi». Donc tout est là, dès le début: de la fantaisie, de la morale, de la métaphysique. Et claires comme de l'eau de roche. Pas de prise de tête, pas de brumes, de précipices, de sang, de cris, de sperme. Juste les profondeurs d'une eau transparente à travers laquelle l'écrivain guide l'âme disponible du spectateur, heureux et surpris de pénétrer les arcanes des mystères humains - Golden Joe excepté, qui fut, en 1994, un échec cuisant. Un peu d'ironie, dans ces propos? Certes. Il serait étonnant qu'un tel auteur n'en suscitât pas, ainsi qu'admiration, envie, dédain, sympathie, antipathie et autres sentiments mêlés. Nous y reviendrons.

Dans la belle maison de Bruxelles qui abrite son secrétariat et son habitation, 2ES évoque ses premières ambitions, l'auteur «sérieux» qu'il aurait aimé devenir: «On n'est capable d'écrire que ce que l'on porte en soi. J'ai découvert que je n'étais pas l'auteur que j'aurais voulu être, mais ''un'' auteur. J'ai dû accepter l'humour et la facilité qui sont les miens: inutile de mimer ce que l'on n'est pas.» Et c'est ainsi que Schmitt devint prophète en son pays, Grand Prix du théâtre de l'Académie française en 2002, de surcroît: «Après trois mois passés à perdre de l'argent au Petit Théâtre de Paris, en 1993, raconte Suzanne Sarquier, directrice de l'agence Drama, Le Visiteur est parti en flèche. Ensuite, il y a eu les nominations aux Molières. La profession a voté pour un inconnu total: meilleur spectacle du théâtre privé, meilleur auteur et révélation théâtrale! Cela a décidé de sa carrière. A l'exportation, tout le monde en voulait. Pour une fois qu'un auteur parlait d'autre chose que de la famille!» Dès lors, tout ce que le théâtre mondial compte de jeunes dandys et de barbichus plausibles se mit à jouer dans sa langue la partition du Visiteur, pour laquelle on dénombre une trentaine de traductions à ce jour, dont une japonaise. Une vraie Pentecôte.

Côté planches, donc, le phénomène s'affirme très vite: Variations énigmatiques, interprétée en France par le duo Delon-Huster, en 1996, est l'une des oeuvres les plus jouées dans le monde, avec Le Libertin, variation coquine sur le philosophe Diderot, auquel 2ES consacra sa thèse de doctorat. Frédérick ou le Boulevard du crime, écrit pour Belmondo, ne se défend pas mal non plus. Des pays Baltes aux Balkans et de l'Amérique latine à Israël, tout le monde a son Schmitt, à l'exception notable de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, qui s'entrouvrent chichement, par le biais de petites maisons d'édition «intellos», en partie en raison d'un vieux réflexe protectionniste que seuls, jusqu'à présent, le talent de Yasmina Reza et quelques comédies musicales ont su battre en brèche. Cela dit, le public américain s'apprête à voir le film tiré de Monsieur Ibrahim, avec Omar Sharif, tandis qu'un accord de production vient d'être signé, à Londres, pour Oscar et la dame rose. Et le rôle tenu par Danielle Darrieux fait circuler les noms de Lauren Bacall, Liza Minnelli, Whoopi Goldberg ou Shirley MacLaine. Mais chut!

Un art du questionnement.
Pour Suzanne Sarquier, la spécificité du phénomène Schmitt réside dans le fait que la parution de nouveaux titres n'empêche pas les précédents de poursuivre leur carrière à travers de nouvelles productions. Par ailleurs - et cela aussi est extraordinaire - ses nouveaux textes sont désormais traduits à l'étranger avant même d'être portés à la scène en France. «On achète le nouveau Schmitt les yeux fermés!» s'exclame la directrice de Drama, qui insiste sur le fabuleux engouement dont bénéficie cette oeuvre en Allemagne, où elle est jouée, en même temps, dans différents Länder: «Pensez que Variations énigmatiques a donné lieu à plus de 30 productions en langue germanique!»

«Et pourtant, s'amuse l'intéressé, mes sujets devraient faire fuir: Dieu, la maladie, la mort, les problèmes de couple... Au début, Le Visiteur, personne n'en voulait.» Alors pourquoi ça marche? Pour Michel Meyer, professeur de philosophie à l'Université libre de Bruxelles et auteur d'un essai sur 2ES (1), ce succès est dû au fait que nous vivons dans une société sans transcendance, où personne n'accepte plus qu'on vienne lui dire quoi penser, où chacun détermine pour lui seul le bien et le mal: «La réussite d'Eric-Emmanuel Schmitt est d'avoir compris cela. Il aborde les grandes interrogations que les philosophes ont eu le tort de laisser tomber, à travers un art du questionnement qui laisse le spectateur libre de trouver sa propre réponse dans une possible rencontre avec l'autre. Cette rencontre avec l'autre est déterminante dans un contexte de violence et de nihilisme. Pensez qu'après le théâtre de l'absurde nous n'avons droit qu'au «néobrutalisme» d'Edward Bond ou de Sarah Kane! Schmitt, lui, donne de l'espoir. Portés par le plaisir des formules et par un langage directement accessible, les gens ont l'impression d'avoir fait un chemin qu'ils n'auraient pas accompli autrement, d'avoir compris quelque chose, enfin.»

Côté critique, en France tout au moins, les qualités de 2ES ont vite tourné à l'aigre. Est-il clair? On le dit simplificateur. Amuse-t-il? On le dit racoleur. Remplit-il les salles? On le dit insipide, consensuel, syncrétiste: «Avec Schmitt, le théâtre français s'est trouvé un auteur susceptible de traiter des grands sujets du baccalauréat» (Frédéric Ferney, in Le Figaro, pour Golden Joe). «Caricaturé par Schmitt, Diderot nous convie ici à profiter de l'existence sans révolte ni états d'âme. Il nous incite surtout à ne rien réformer - ni soi-même ni les autres - mais à négocier la vie avec bon sens et bonne volonté» (Fabienne Pascaud, in Télérama, pour Le Libertin). Et, pour faire bonne mesure, cette note de Jérôme Garcin dans Le Nouvel Observateur : «Le public aime beaucoup ce théâtre sans prétention, sans obscurités ni audaces. Il le rassure, l'instruit et, parfois même, l'édifie.»

La réponse de Schmitt?
«Si j'avais voulu plaire à la critique, je me serais vautré dans la modernité et dans la violence. J'aurais privilégié la forme. Ce n'est pas mon propos. J'ai cherché, au contraire, à détruire toute trace de culture formatée en moi, à cesser d'écrire comme un normalien pour retrouver un certain naturel.» Et 2ES d'expliquer que le questionnement qu'il propose doit amener les gens à écouter la voix de l'autre. Il dit qu'il est plein de tensions, qu'il peut avoir deux points de vue différents dans la même journée et que seul le théâtre lui permet de les exprimer.

De quelle manière? Le plus souvent, Eric-Emmanuel Schmitt prend appui sur des oeuvres (la Bible, l'Evangile, le Coran, la Torah, des contes arabes ou des textes de spiritualité pour Milarepa ou Monsieur Ibrahim), des mythes (Faust, Don Juan, Hamlet) ou des figures historiques (Hitler, Freud, Jésus) pour les prolonger, les renouveler, transmettre un message. «J'écris en état d'urgence, je tente d'entrer dans l'émotion des personnages. Mon bureau est le contraire d'un gueuloir», dit-il.

Heureux éditeur français de 2ES, après les débuts chez Actes Sud, Richard Ducousset, patron d'Albin Michel, souligne combien le dialogue permanent qu'il entretient avec l'auteur, devenu son ami, est important dans le processus d'élaboration de l'oeuvre future: «Dans tous les cas, ou presque, Eric arrive avec l'idée; il la met à l'épreuve en me la racontant, puis je l'aide à s'orienter. C'est ce qui s'est passé pour cette série autour des religions, qui comprend Milarepa, Monsieur Ibrahim et Oscar: c'est moi qui l'ai poussé à faire ces petits récits qui permettent d'éduquer et de faire découvrir les valeurs véhiculées par les différentes religions, autour des thèmes de l'enfance et de la transmission. En résumé, l'idée est de lui; la systémisation, de moi. C'est conforme à la tradition éditoriale, qui consiste en un certain lancement. J'aime ce sentiment d'entreprise commune.» Une petite entreprise qui roule monnaie sonnante et trébuchante...

«Comme des ronds dans l'eau». Aujourd'hui, le lecteur achète du Schmitt sans se préoccuper de savoir s'il s'agit de théâtre ou de fiction, souligne Jacqueline Favero, chargée des droits étrangers chez Albin Michel. Son oeuvre est considérée dans sa totalité.» Avant d'en arriver là, 2ES a été l'un des rares écrivains à percer à l'étranger grâce à son théâtre. Mais la manière dont il a réussi comme auteur littéraire n'est pas liée au succès de son oeuvre dramatique et il n'est pas exceptionnel que le théâtre et la fiction soient publiés par des éditeurs différents.

Considérer l'identité des maisons d'édition de l'oeuvre de 2ES constitue un exercice plein d'enseignements. Qui l'édite, en effet? La plupart du temps, tout commence dans de petites maisons «intellectuelles» avant d'aller dans le secteur commercial. Ce fut le cas en France avec Actes Sud, qui, après avoir publié La Nuit de Valognes et Le Visiteur, refusa Golden Joe et laissa filer l'oiseau rare. Ce fut le cas en Italie, où Costa Nolan, qui acheta les droits de Variations énigmatiques et du Libertin, dut les revendre faute de tirages suffisants. C'est le cas en Angleterre avec l'éditeur Acorn, et aux Etats-Unis, où The Other Press, spécialisée dans la psychanalyse, s'est prise d'une passion récente pour le Français. C'est le cas, encore, d'Ammann Verlag, petite maison zurichoise de renom qui l'édite en langue allemande. «J'insiste sur l'aspect qualitatif du processus éditorial de l'oeuvre de Schmitt, reprend Jacqueline Favero. Il s'agit presque toujours d'une rencontre personnelle avec un texte, ce qui est rare dans le contexte international.»

Ces propos, le Dr Egon Ammann, fondateur d'Ammann Verlag, la soixantaine sonnée, ne les démentirait pas. Figure respectée des intellectuels germaniques, cet éditeur spécialisé dans la littérature d'Europe centrale a misé gros sur l'auteur de Monsieur Ibrahim et d'Oscar, dont il a acheté les droits, de même que ceux de L'Enfant de Noé. Mais c'est l'émission littéraire d'Elke Heidenreich qui a mis le feu aux poudres: passionnée, anti-intellectuelle, surfant sur l'émotion, la journaliste a lancé 2ES auprès de son public, un public populaire qui n'hésite pas à veiller pour entendre parler bouquins... Et Jacqueline Favero, qui en a vu d'autres, de reconnaître que le phénomène Schmitt est tout simplement «ahurissant»: «Ça s'étend, ça s'étend, dit-elle. Comme des ronds dans l'eau.»

Entré dans le cercle magique des dix auteurs les plus lus dans le monde, réalisateur heureux d'adaptations pour le petit écran, 2ES fait ses comptes, et pas seulement bancaires: son théâtre a résisté aux multiples traitements subis au cours de sa carrière étrangère et, en France, les productions, signées le plus souvent Patrice Kerbrat ou Bernard Murat, lui ont évité d'être «avalé» ou trahi. Aujourd'hui rassuré, il espère un «deuxième souffle» dans la mise en scène de son oeuvre théâtrale. En attendant, s'il ne cède pas aux dangers qui, selon ses amis, pourraient le menacer (doute, angoisse, trop grande facilité, propension à la fabrication, sirènes de la commande), Eric-Emmanuel Schmitt devrait continuer à faire ce qu'il sait le mieux faire: des ronds dans l'eau, tout simplement.

(1) Eric-Emmanuel Schmitt ou les identités bouleversées, par Michel Meyer. Albin Michel.

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