Entre humour cinglant, confessions douloureuses et retours sur les petits bonheurs, une vie tracée par la plume explosive de Dennis Kelly

Les Prix Maeterlinck de la critique se sont débarrassés de la dénomination acteur et actrice. France Bastoen a donc reçu le prix de «l’interprète» de l’année pour son jeu imparable dans «Girls and Boys».

«Et pourtant, je continue à croire que le théâtre peut changer le monde […] et que l’auteur doit, plus que tout, s’acharner à tâtonner vers la vérité.» Denis Kelly

Girls and boys, c’est une expédition dans les méandres de la mémoire mettant peu à peu à jour comment un quotidien s’écaille, se fissure par petits coups d’éclats et finalement, explose. Le texte de Dennis Kelly est construit comme un puzzle, et ce n’est que petit à petit que se construit l’image, faite ici des travers et méfaits d’une société machiste et capitaliste, où se dépose l’histoire intime d’une femme d’aujourd’hui.


Pouvez-vous nous raconter la genèse du spectacle ?
Avec France Bastoen, on avait envie de travailler ensemble depuis un moment. Je la connaissais comme actrice et elle était venue voir mon premier spectacle, Par les villages. J’étais au Festival d’Avignon, je travaillais sur Final cut avec Myriam Saduis, et elle m’a appelé et m’a demandé si j’avais déjà lu le texte de Girls and boys, qu’elle venait de découvrir via Philippe Sireuil. Je connaissais bien évidemment Dennis Kelly, mais pas ce texte, qui est par ailleurs sa dernière pièce. Je cours dans une librairie je l'achète, et je la lis dans un coin de rue d’Avignon d’une traite. Le texte m’a fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. J’ai rappelé France tout de suite en lui faisant part de mon enthousiasme. C’était intéressant que cela parte du désir d’une actrice vers un metteur en scène. Nous sortons en ce sens un peu du schéma traditionnel et c’est une chose qui m’a beaucoup plu. De plus, ce n'est pas forcément le genre de matière que j’ai l’habitude de travailler donc j’ai trouvé que c’était un challenge intéressant.
On peut parfois croire qu’un seul en scène est un plus petit spectacle, assez court, 1h, 1h15,1h30. (Le texte original fait un peu plus de deux heures) Nous avons fait le choix de couper un minimum de choses pour garder la plongée qui fait que le spectateur est avec l’actrice pendant un certain temps et finit par lâcher quelque chose dans son rapport au temps. Cela fait partie de l’expérience, je trouve. Ici le spectacle fait 1h50.
Il s’agit d’un sujet de société féministe, mais avec une approche intéressante car c’est un homme qui écrit. À travers ce texte, il parle beaucoup aux hommes. C’est une pièce qui nous pousse à nous regarder, nous les hommes. Il y a, rien qu’à la lecture, une intimité dérangeante avec la rencontre de ce texte. Même si c’est un homme qui écrit, on vit l’histoire à travers les mots de cette femme et d’ailleurs elle le dit : « c’est moi qui raconte l’histoire et vous n’avez qu’une seule version, la mienne, mais c’est ce qui arrive quand il n'y a qu'une personne qui s’exprime. »

Lorsque l’on sait que l’on vient voir une pièce de Dennis Kelly, on s’attend à ce ton acerbe, cet humour noir, cette violence inattendue et un ancrage très critique dans l’actualité. Est-ce que l’on retrouve tous ces éléments dans Girls and boys ?
La particularité de Girls and boys, c’est que c’est l’unique seul en scène qu’il ait écrit. En dehors de cela, il y a le ton acerbe, l’humour noir, la violence inattendue, le fait divers, la mise en abîme et le rapport politique… C’est un théâtre de la vérité, c’est-à-dire la recherche d’une espèce d’honnêteté, de dire ces choses que l’on a en tête et que l’on n’ose pas dire. Il y a un rapport très direct, très frontal avec le spectateur. Dennis Kelly est un auteur qui est dans la veine « inyer-face », comme Sarah Kane, à la fois poétique et engagée. C’est du théâtre de texte radical, où il y a beaucoup de mots et où le spectateur est accroché jusqu’à la fin. Cette pièce est du Dennis Kelly pur !
Je pense que ce qui le rend aussi populaire, c’est que c’est un théâtre contemporain exigeant, mais très accessible à tous types de publics. C’est aussi pour cela que la pièce commence de manière si légère, un peu comme pour nous couper l’herbe sous le pied et emmener les spectateurs. C’est une de ses grandes forces. Il est très ancré dans le monde contemporain, il en a une connaissance intime, et je pense que n’importe qui pourrait voir du Dennis Kelly et ça lui parlerait forcément. C’est aussi un texte important, car nous sommes à un endroit où les hommes et les femmes doivent réapprendre à se rencontrer et à se comprendre. Nous subissons tous les effets du patriarcat, et il est question ici de contrôle, du contrôle de l’autre. De la question de l’amour aussi. Qu’est-ce que c’est qu’aimer quelqu’un et à quel point cela peut signifier avoir le contrôle sur l’autre, se sentir valorisé, en position de force ? Ce sont des questions importantes qui déterminent les relations hommes-femmes.

Ses pièces sont devenues très populaires. Qu’est-ce qui vous plaît chez cet auteur, et en particulier dans Girls and boys ?
Je pense que le sujet de la pièce n’est pas le fait divers, mais plutôt ce qui nous mène à l’atrocité. Le sujet c’est le contrôle et toutes ces petites noirceurs internes qui, de manière insidieuse, peuvent nous conduire jusqu’à l’atrocité. Il nous faut aimer l’autre pour ce qu’il est et ne pas chercher à le contrôler et le déposséder quand il y a moins de puissance ou qu’elle s’inverse. C’est une lutte très forte contre nos bas instincts et contre cette envie de garder le contrôle qui est en jeu. Les hommes vivent avec de vieilles mauvaises habitudes qu’il faut déconstruire.
J’espère que le public sera le plus nombreux et le plus hétéroclite possible pour réfléchir à cette problématique. C’est toujours ce que l’on souhaite au théâtre, qui ne doit pas être fait que pour des gens déjà convaincus ou bien informés. Je pense que Dennis Kelly fait une tentative intéressante pour “aller vers” des personnes qui ne viendraient pas forcément au théâtre. J’ai toujours ce désir de rendre accessibles des matières complexes et de travailler sur plusieurs niveaux de lecture. Girls and boys parle d’un débat de société très important. Il faut se poser ces questions, il faut regarder la réalité en face si l’on ne veut pas connaître de pires difficultés entre les hommes et les femmes. C’est une chance, en tant que metteur en scène, de pouvoir réfléchir à ces questions en partant à la recherche du sens secret de la matière, partager tout cela avec les autres et rencontrer de nouvelles personnes ou approfondir des rapports avec ceux avec qui l’on travaille déjà, inventer un dialogue commun pour arriver à se comprendre, et que le projet soit une matière que tout le monde s’approprie, de manière à ce que moi-même en tant qu'initiateur, j’en sois modifié. Cela m’habite, me rend vivant. Tous les textes que j’ai travaillés m’ont profondément modifié.

Aujourd’hui, vous êtes en répétition au théâtre et vous savez déjà que vous ne jouerez pas en janvier comme prévu. La première du spectacle est pour l’instant reportée au 2 février mais sans aucune garantie de jouer. Comment se passe le travail dans ces conditions ?
Dans le contexte actuel, on ressent une pression, mais nous essayons d'éviter que ce stress rentre dans la salle de répétition. Lorsqu’on répète, c’est comme lorsqu’on est sur scène, avant on a le trac mais ensuite, on est dans le travail et on n’y pense plus. Mais vu la situation actuelle, il est vrai qu’une fois que l’on quitte la salle de répétition, il arrive que nous nous demandions pourquoi on travaille si ce n’est pas pour rencontrer le public en fin de processus. Girls and boys, c’est vraiment un texte qui s’adresse tout le temps au public, il n’y a pas de quatrième mur enfin presque pas (sourire). On est dans la tête du personnage, on travaille sur la convocation, et pour ça, on a besoin des gens. Le manque de perspectives ne nous permet pas d’anticiper et de nous organiser et ça c’est difficile. C’est un gros travail pour l’actrice, car c’est presque deux heures de monologue… Il faut avoir une endurance particulière. Je ne connais pas beaucoup d’autres matières où une actrice aurait autant de mots dans la tête. Il faudra avancer avec le public et que le spectacle monte en puissance petit à petit. Il nous faut garder malgré tout la motivation pour trouver un but à ce qu’on fait, toujours dans l’espoir de rencontrer les spectateurs. Et dans notre malheur, on n’est pas les moins bien lotis. J’ai des connaissances et des ami(e)s artistes vivant dans d’autres pays qui sont obligés de changer de boulot. Il y a les étudiants en écoles d’art qui sont contraints d’arrêter leurs études parce qu’ils dépendent des revenus de jobs alimentaires qui sont à l’arrêt… Donc non, ça ne va pas, mais on a aussi de la chance ! On se demande toujours quelle est l’utilité ou la nécessité du théâtre. L’impact immédiat, on ne le voit jamais. On le voit dans l’Histoire plus tard car ces îlots de pensée font évoluer la société. J’aime cette idée de terreau fertile plein d’initiatives artistiques. Le théâtre est l’un des derniers endroits où l’on a la patience d’écouter quelqu’un jusqu’au bout, pendant plusieurs heures parfois. Dans la vie, on attend que l’autre termine de parler pour répondre à son tour. Cette acuité d’écoute totale me plaît, elle est précieuse.

Qu’est-ce qui rend le personnage central attachant ?
Dans l’écriture, l’auteur a essayé de trouver les ressorts qui nous permettent de nous identifier à ce personnage. C’est une femme d’un milieu plutôt populaire qui, grâce à son énergie et son caractère, a trouvé les ressources en elle accéder à un métier qui lui plaît, dans lequel elle est douée (le milieu du cinéma documentaire). Ça me touche, car c’est une manière d’affirmer que rien ne nous prédestine à quoi que ce soit et qu’il faut croire en ses chances. Cette femme est assez directe, et elle nous parle comme si on était amis, elle prend en compte notre intelligence et notre compréhension au moins autant que la sienne. C’est écrit comme ça et c’est ce qui nous la rend sympathique, proche de nous. Après une tragédie, comment est-ce qu’on raconte sa propre histoire pour l’accepter ? C’est une question intéressante et elle est au cœur de la pièce. Après un traumatisme, ce n’est pas facile de raconter son histoire et ici, cette femme tente de la raconter entièrement pour tenter de comprendre et pour continuer à vivre. Cela met en exergue un certain courage.

On est dans la tête de cette femme et elle fait exister une réalité faite de différentes temporalités. Comment avez-vous pensé la scénographie et les lumières du spectacle ?
C’est en lien avec l’idée de survie après un traumatisme tel que celui qu’elle a vécu. Je pense qu’on ne s’en remet pas, c’est pourquoi elle se raconte encore et encore cette histoire pour pouvoir l’accepter. Elle le dit dans le texte : « J’essaie de réécrire les souvenirs où il n’est pas là ». Je suis parti de l’idée qu’elle tente de réécrire ce récit pour elle-même en convoquant les spectateurs. Il y a deux espaces : celui du récit avec nous, le public, et ces scènes avec les enfants qui sont comme une plongée en elle-même dans ses souvenirs qu’elle fait exister dans le présent. Ces deux mondes séparés coexistent bel et bien. Je voulais que les enfants soient absents, mais leur donner une existence réelle pour elle et cela pose la question de la folie, car je pense que si elle parvenait réellement à effacer son mari de ses souvenirs pour préserver ses enfants, elle serait folle. Elle est dans une oscillation entre les deux, entre l’espace du réel et son espace interne. Mais ne l’est-on pas toutes et tous dans une certaine mesure, en soi et dans le monde en même temps ? Les scènes avec les enfants pouvaient selon moi reconstituer scénographiquement la scène du crime, qui est toujours présente sans qu’on puisse la voir. Tous ces éléments se déclenchent dans la pensée, de manière métaphorique. On travaille toujours avec l’imaginaire et le spectateur doit pouvoir prendre part et trouver le sens qui lui est propre. Cet espace est aussi comme une page blanche où elle réécrit tout. Avec mon frère Matthieu Delcourt, qui fait la scénographie et le son du spectacle, nous collaborons depuis des années et il est souvent intervenu sur des travaux étudiants que je présentais avant de réaliser la scénographie de mon premier spectacle. C’est une expérience vraiment prenante de travailler entre frères. On se complète bien, on est souvent d’accord sur plein de choses, et le fait de travailler en famille permet parfois de dire des choses de manière très honnête, avec une confiance totale. En plus de cela, j’adore son travail. Ça nous intéresse de chercher ensemble, de nous poser des questions sur le monde qui nous entoure et de raconter des histoires, en passant d’un univers à un autre un peu comme un laboratoire. La vie c’est aussi partager les moments les plus intéressants de notre existence avec les gens que nous aimons. Dans tous les cas, c’est une chose importante pour moi et qui me constitue.
Concernant Renaud Ceulemans, qui crée les lumières, on n’avait encore jamais travaillé ensemble, mais l’envie était bien là et l’occasion s’est présentée pour ce projet. On est encore au début du travail en ce moment, mais l’idée est de faire apparaître ce qui est caché. Je considère toujours la lumière, la scénographie, le son, et même le public, comme un acteur à part entière. On va vraiment travailler avec l’organicité de l’actrice, comme si tout était déclenché par sa pensée. Je suis très sensible à la cohérence des différents éléments du spectacle et je me méfie un peu de l’émotion donnée par la forme et par les gestes de mise en scène, en particulier avec ce spectacle, où je me dois d’être attentif à l’émotion pour éviter le pathos et ne pas être impudique.

On le voit bien en répétition, c’est un vrai duo entre actrice et metteur en scène. Comment se passe la collaboration avec France Bastoen ? Quelle est la particularité du travail quand il s’agit de mettre en scène un monologue aussi dense ?
Absolument ! C’est comme une danse à deux. Nous avons d'ailleurs passé pas mal de temps juste France et moi en répétition en équipe réduite juste sur le texte. Comme la matière était 8 extrêmement dense, on a décidé de faire un travail au long cours, de travailler bien en amont, qu’elle puisse vivre avec ce texte, car c’est une matière incroyable à emmagasiner. Cela modifie le type de travail de direction d’acteur pour moi, car j’aime préciser toutes les intentions et quelques fois de manière presque clinique, tout est choisi. Avec un texte pareil - même si c’est vrai avec tous les textes - l’actrice est obligée de partir au combat avec, dans un mélange de maîtrise et de lâcher-prise. Cela questionne nos façons de travailler à tous les deux. Elle a besoin d’une adresse lors des répétitions, je suis souvent debout avec le texte à le recevoir. D’ailleurs, dès le début, on a travaillé à ce que le texte soit adressé et elle me disait presque chaque mot dans les yeux. C’était d’abord un travail sur la partition, puis sur la mise en espace, qui a changé beaucoup de choses. On essaie de ne jamais tricher et de travailler sur une “vérité augmentée”. C’est un travail d’une grande intimité. Je pense que c’est une manière de tricher le moins possible, de ne pas rendre les choses formelles et simplement efficaces. C’est une pièce « coup de poing », mais pas seulement. Il faut être très précautionneux avec “ce qui marche.”

La matière est dense, mais pour autant, vous avez souhaité le moins de coupes possibles dans ce texte. Pourquoi ?
Je trouve que cela participe à l’expérience et le fait de faire de cette pièce quelque chose d’efficace me dérange. Dennis Kelly n’a pas écrit un monologue d’une heure et vingt minutes, il a écrit un monologue de plus de deux heures. J’ai déjà coupé une partie et nous serons aux alentours de 1h50. Il l’a écrit si long pour une raison, on doit plonger avec cette femme et tout doit être dit jusqu’au bout. Aujourd’hui, tout va très vite : un morceau de musique dure trois minutes, les spectacles une heure trente, les seuls en scène une heure dix, et dès que l’on est dans des durées un peu plus longues, c’est un vrai effort. Prendre le temps des choses est devenu difficile et cela m’intéresse particulièrement de l’éprouver au théâtre. C’est un des derniers endroits où l’on peut faire durer une expérience. Il faut un certain temps pour quitter le corps social, les problèmes de la vie que nous amenons avec nous au théâtre, etc.
Ici, tu finis par accepter d’être là et même si parfois c’est difficile, j’aime l’idée que le spectateur rentre dans ce monde parallèle et dans cette temporalité qui est différente. Cette temporalité devient une autre dimension et pour le spectateur et pour l’actrice, qui se lance dans une bataille, et quelque chose finit par lâcher. Pour le coup, on est vraiment ensemble.

Est-ce que le fait que France Bastoen ait joué dans une autre pièce de Dennis Kelly, L'Abattage rituel de Gorge Mastromas, nourrit son jeu de manière significative ? Est-ce que c’est une langue particulière pour les acteurs ?
Comme c’est elle qui m’a fait découvrir le texte, je n’ai pas choisi de la faire jouer un Dennis Kelly après l’avoir vue jouer dans cette pièce. Ce qui est drôle, c’est qu’elle a également doublé la version française d’une série écrite par Dennis Kelly. Elle connaît vraiment très bien cet auteur et les enjeux de ses textes. Après, je pense que chaque nouveau projet théâtral est comme une remise à zéro, c’est d’ailleurs ça qui est à la fois excitant et terrifiant pour les créateurs artistiques, qu’ils soient acteurs, metteurs en scène, scénographes, etc. C’est chaque fois un grand saut dans l’inconnu. C’est dit très joliment dans le texte : « Avant, je restais toujours au bord de la piscine, je trempais à peine les doigts de pied. » C’est toute la question du risque que l’on est prêt à prendre dans l’absolu. Qu’est-ce qui nous amène chaque fois vers l’inconnu, vers le danger aussi ? J’aime cette notion. C’est une manière de se rencontrer soi-même. Je crois que nous avons toutes et tous nos raisons d’aimer ce texte et ce ne sont pas forcément les mêmes. C’est aussi ça que j’aime au théâtre, la pluralité du sensible.

Propos recueillis par Mélanie Lefebvre Décembre 2020

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