Au XIème siècle, Milarepa fit un trajet ahurissant:
de bandit, il devint saint.

Eric-Emmanuel Schmitt, dans ce monologue qui est aussi un conte dans l’esprit du bouddhisme tibétain, poursuit son questionnement philosophique : la réalité existe-t-elle en dehors de la perception que l’on en a ?


Tout a commencé par un rêve.
De hautes montages… une bâtisse posée sur les rochers, une bâtisse rouge, d’un rouge assourdi, un rouge de soleil couchant ; plus bas, des carcasses de chiens qui pourrissaient dans un nuage de mouches… Le vent me pliait. Dans mon rêve, je me tenais sur mes deux pieds, mais j’avais l’impression d’être très haut, plus haut que moi-même, au dessus d’un corps assez fin, sec comme une aile de papillon. C’était mon corps et ce n’était pas le mien. Dans mon sang circulait une haine intarissable qui me poussait à chercher sur les sentiers un homme que je voulais tuer avec mon bâton ; la haine était si forte, un lait noir bouillonnant, qu’elle finit par déborder et qu’elle me réveilla.

Je me retrouvai avec moi, rien que moi, dans mes draps ordinaires, ma chambre de Montmartre, sous un ciel parisien.
Le rêve m’amusa. Mais le rêve revint. D’où viennent les rêves ?
Et pourquoi celui-là fondait-il sur moi ?
Toutes les nuits je me retrouvais sur les longs chemins pierreux avec cette vengeance au coeur. Et toujours ces cadavres de chiens, et ce bâton dans ma paume qui cherchait l’homme qu’il devait assommer.

J’ai commencé à prendre peur. D’ordinaire, les songes apparaissent puis s’effacent. Ce rêve-là s’incrustait ! Je me mettais à fréquenter deux mondes, tout aussi stables, tout aussi établis : ici, à Paris, le monde du jour où je me cognais aux mêmes meubles, aux mêmes gens, dans la même ville ; et là-bas – mais où, là-bas ? – le monde des hautes montages de pierres où je voulais tuer un homme. Si les songes se répètent au milieu de la vie éveillée, comment ne pas croire qu’il s’agit d’une deuxième vie qu’on vit ? Quelle porte m’avait ouverte mon sommeil ?
La réponse mit deux ans pour prendre le visage d’une femme.

Eric-Emmanuel Schmitt, Milarepa

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