La pièce que Molière a le plus jouée…
Une farce vive, rapide, qui va de rebondissements en rebondissements

En 1666, Molière triomphe comme auteur, comédien et chef de troupe du roi. Mais il est aussi l’objet de nombreuses critiques lorsqu’il fait représenter Le Médecin malgré lui.

Considéré jusque-là comme un simple amuseur, il s’est lancé depuis quelques années dans un genre intermédiaire, à la frontière du tragique, où la peinture de caractères s’enrichit d’une réflexion sur l’hypocrisie dans les comportements individuels et les institutions sociales, ce qui lui vaut de violentes critiques. Le Tartuffe, où l’on voit un faux dévot s’établir dans une famille qu’il tente de dilapider, a été interdit. Le personnage de Dom Juan qui, dans sa quête du plaisir et de la liberté, tient tête jusqu’au bout à la menace chrétienne de l’Enfer, et qui finit par prendre le masque du dévot pour que la société le laisse tranquille, relance le scandale. Deux mois avant Le Médecin malgré lui, Molière subit un échec avec Le Misanthrope : Alceste y apparaît en révolté, qui condamne l’hypocrisie d’une société fondée sur le mensonge.

On considère généralement que Le Médecin malgré lui, écrit juste après Le Misanthrope, marque un retour au gros rire destiné à plaire et à accroître les recettes. De fait, cette pièce est une de celles que Molière a reprises le plus souvent (59 fois), ce qui témoigne de son succès.


Des signes trompeurs

Certes, la médecine d'aujourd'hui n'est pas celle d'autrefois, mais la condamnation d'une institution qui a un tel pouvoir reste d'actualité. Les médecins au temps de Molière s'exprimaient en latin ou avec des termes techniques et savants, inintelligibles pour les autres, portaient avec solennité robes noires et chapeaux... Or toutes ces mesures d'intimidation utilisées par les médecins au temps de Molière, fondées sur le vêtement, la gestuelle, le langage, n'ont pas disparu. Ainsi, certains médecins peuvent encore aujourd'hui faire peur lorsque, à un patient angoissé, ils imposent un diagnostic obscur, sans que l'on ose leur opposer quoi que ce soit. Car le pouvoir des médecins repose sur la peur, ce que mettra en scène Molière dans Le Malade imaginaire avec Argan, si hanté par son angoisse de mort et d'abandon, qu'il « gobe » tout.

Ici aussi, Géronte « gobe » tout, jusqu'au plus incroyable. Cependant, ce n'est pas la peur de la mort qui l'anime, mais son goût pour l'argent. Puisqu'il ne pourra marier sa fille malade à temps pour en tirer un grand profit financier. Aussi le spectateur peut-il se réjouir à bon droit que Géronte reçoive des coups de bâton et perde sa bourse, juste punition de sa convoitise et de ses abus de pouvoir. Dès lors, c'est surtout la bêtise du dupé qui est mise en scène : Géronte croit aux signes que lui donne Sganarelle, son vêtement, son langage, ses postures... et c'est la force aveugle de la crédulité, toujours contemporaine, qui se trouve condamnée. Pensons aujourd'hui à ceux qui croient les charlatans, paient cher pour des potions ou des formules magiques...

Reste que si Sganarelle, en trompant Géronte, fait du spectateur le complice amusé de cette mascarade, n'oublions pas qu'il dupe aussi Thibaut et Perrin, de simples paysans, inquiets pour la santé de la mère de famille. Si la scène reste dans le ton de la farce, le faux médecin n'en est pas moins redoutable, volant plus pauvre que lui, jouant de la légitime angoisse de voir mourir un être cher.

Finalement, tout est affaire de langage et d'autorité, comme nous l'indiquait d'emblée la première réplique de la pièce : « C'est à moi de parler et d'être le maître. » Et malheur à ceux qui, tel le paysan analphabète, sont exclus de la maîtrise du langage : ils seront forcément dupés.

La robe noire des médecins, même parodiquement portée par un bouffon virtuose de l'intrigue et du verbe, nous rappelle aussi d'autres robes, celles des dévots, à qui Molière s'était affronté dans le Tartuffe.

Par ailleurs, dans son ultime réplique adressée à sa femme (« et songe que la colère d'un médecin est plus à craindre qu'on ne pourrait croire »), Sganarelle continue à jouer de son habit pour réaffirmer son autorité virile et conjugale. Méfions-nous des postures et des beaux-parieurs, semble nous dire Molière, surtout quand ils sont au servie d'un pouvoir : sous le rire final, demeure la menace.

La revanche des faibles

La pièce aborde aussi un sujet très contemporain : la revanche des femmes contre le pouvoir des hommes... Sganarelle et Lucas, si opposés pourtant (à l'un la vivacité, à l'autre la bêtise), sont des maris tyranniques. Sganarelle, ivrogne et menteur, bat sa femme pour la contraindre au silence ; Lucas assène à la sienne un « Morgué, tais-toi ». Or Martine se venge de Sganarelle en le faisant battre à son tour. Et Jacqueline ridiculise le pauvre Lucas, qui paraît bien stupide à ses côtés.

Géronte, lui, incarne deux types d'autorité : celle du père et celle du maître. À Jacqueline, qui lui rappelle la loi du cœur, il oppose son arbitraire volonté pour choisir un mari à sa fille : « Ce Léandre n'est pas ce qu'il lui faut. » Or la pratique des mariages arrangés n'a pas partout disparu. Géronte devient même une sorte de bourreau, séquestrant sa fille. Mais Lucinde, au dernier acte, alors qu'elle était jusque-là muette, fait entendre haut et fort sa rébellion. Père délirant, Géronte est aussi un riche bourgeois servi par ses domestiques. Et à travers le couple Géronte-Sganarelle, même si Sganarelle n'a pas dans la pièce statut de valet (mais il représente ici, comme cela est souligné au premier acte, une condition sociale inférieure), c'est bien symboliquement d'un affrontement maître-serviteur qu'il s'agit, dont Sganarelle sort vainqueur. Mais cette revanche ne passe pas par une épreuve de force. L'espace de la comédie, comme celui du carnaval, la raillerie, la ruse, les déguisements et les joies du langage viennent triompher de l'esprit de sérieux incarné par le maître. Comme si, décidément, on ne pouvait se délivrer des abus de pouvoir que par la parole et le rire…

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