6.
1927 - Show Boat

 7.2.
Les Revues de
l'après Ziegfeld

 7.3.E.
Rodgers & Hart (4/7)
Gros succès

 7.3.E.
Rodgers & Hart (6/7)
Fin d'une collaboration
de 25 ans

 7.4.
Le Royaume-Uni
Années '20 et '30

 8.
1943 Oklahoma!

A) 25 déc. 1940: «Pal Joey»

Pal Joey () est une rupture profonde avec ce qu'ils ont fait jusque-là. La manière dont ils abordent la personnalité des personnages peut faire penser à ce que Sondheim fera 30 ans plus tard, par exemple dans Company ().

En octobre 1939, alors que Rodgers était à Boston pour les Try-Out de Too Many Girls () , il a reçu un courrier de John O’Hara, un auteur américain qui a écrit de nombreux feuilletons et nouvelles pour le magazine américain The New Yorker. Ses scénarios et ses romans ont été très bien accueillis par la critique au point qu'on le surnomma le «Balzac américain».

«Cher Dick,
Je ne sais pas si vous avez lu une série d’articles que j’ai fait pour The New Yorker au cours de la dernière année. Ils parlent d’un gars qui est maître de cérémonie dans des boîtes de nuit bon marché, et les articles ont la forme de lettres de lui à un chef de groupe musical à succès. Quoi qu’il en soit, j’ai eu l’idée que certains articles, ou du moins le personnage et la vie en général, pourraient être transformés en un livret, et je me demande si vous et Lorenz seriez intéressés à travailler dessus avec moi. J’ai lu que vous aviez un engagement avec Dwight Wiman pour un spectacle ce printemps, mais si et quand vous en aurez fini avec ça, j’espère que vous aimerez mon idée.
Tout le meilleur pour vous. Faites mes amitiés à la belle Dorothy et dites bonjour à Lorenz pour moi. Dites plus que bonjour aussi.
Fidèlement, John O’Hara »

 

image
«Pal Joey» - Affiche à Broadway (1940)

L’engagement dont il parle avec le producteur Dwight Wiman est Higher and Higher (). Quand il ont reçu cette lettre, Rodgers et Hart, depuis Jumbo (), avaient eu une chance phénoménale avec la plupart de leurs spectacles. Cette chance entraînait un problème récurrent: que faire ensuite pour rester original et ne pas se répéter. Ils savaient que Too Many Girls () n’était pas dans la même ligne que leurs musicals précédents et, même si le spectacle n’avait pas encore été créé, ils avaient des réserves à propos de Higher and Higher (). Mais un musical basé sur les histoires de Pal Joey () dans The New Yorker pourrait être quelque chose de vraiment spécial. Le «héros» serait un vantard prêt à faire n’importe quoi et dormir n’importe où pour progresser. Rodgers a immédiatement été tenté par l’idée de faire un musical sans une héroïne à l’allure soignée impliquée dans une histoire d’amour. Il avait envie de proposer une vision plus réaliste de la vie que celles auxquelles les spectateurs étaient habitués.

Hart a été tout aussi enthousiaste à propos du projet. Il avait passé des milliers d’heures dans exactement le genre d’atmosphère décrite dans les histoires et connaissait parfaitement les Pal Joeys de ce monde. Non seulement le spectacle serait totalement différent de tout ce que le duo avait fait auparavant, amis il serait aussi différent de tout ce que quiconque n’avait jamais essayé. C’était une raison suffisante pour que le duo veuille mener ce projet à bien.

image
John O'Hara
© Library of Congress

Très vite, ils marquèrent leur enthousiasme auprès d’O’Hara qui était alors en Californie pour écrire des scénarios de films. À ce moment a débuté un long échange de lettres ayant pour but de discuter à distance de divers aspects du projet.

Dans les premières lettres, Rodgers a écrit à John O’Hara qu’il avait «décidé» de l’acteur souhaité pour le rôle principal. Une semaine après l’ouverture de Too Many Girls (), Rodgers et Dorothy avaient assisté à la première de la pièce de William Saroyan The Time of Your Life. Dans un petit rôle d’artiste en herbe, ils ont remarqué un jeune homme nommé Gene Kelly. La scène rayonnait chaque fois qu’il apparaissait, et son niveau de danse était prodigieux. Le lendemain, Rodgers a écrit à O’Hara qu’ils avaient leur Joey.

image

Ce qu’O’Hara avait en tête n’était pas un musical basé sur une seule histoire, mais quelque chose qui emprunterait des scènes et des personnages à un certain nombre d’histoires. Au fur et à mesure du travail, l’intrigue s’est resserrée sur la liaison de Joey avec une femme riche, de ce qu’elle faisait pour l’aider à aller de l’avant et de sa déception ultime avec lui. À côté de Joey, le rôle le plus important du spectacle serait celui de la bienfaitrice, et puisque Vivienne Segal avait brillé dans I Married an Angel (), elle semblait naturelle pour le rôle dans Pal Joey (). Et ce fut le cas.

Le livret, inspiré d'une série d'histoires que John O'Hara avait écrites pour The New Yorker, suit un chanteur/animateur de boîte de nuit miteuse (Gene Kelly) et les femmes qu'il séduit et abuse. Ce n'était pas une jolie histoire, et certains critiques, y compris le plus important, Brooks Atkinson du New York Times, ont constaté que les vertus évidentes du spectacle étaient minées par son histoire sordide: «Bien que Pal Joey () a été conçu de manière experte, pouvez-vous puiser de l'eau douce dans un puits insalubre?»

Attardons-nous un peu plus longuement sur le livret. Au début de l'acte I, nous nous trouvons à Chicago, à la fin des années '30. Le chanteur-danseur Joey Evans (Gene Kelly), projette de créer sa propre boîte de nuit. Il auditionne pour un emploi d'Emcee dans une discothèque de second ordre (You Mustn't Kick It Around).

image
«Pal Joey» - Broadway 1940
Vivienne Segal (Vera Simpson) & Gene Kelly (Joey Evans)
© The New York Public Library

Joey obtient le poste et commence les répétitions avec les chorus girls et la chanteuse du club Gladys Bumps (June Havoc). Joey rencontre la jeune et naïve Linda English (Leila Ernst) devant une animalerie, et il l'impressionne avec des mensonges grandioses sur sa carrière. Linda croit innocemment à tout ce que lui raconte Joey (I Could Write a Book). Alors que les filles du chœur font un numéro chanté et dansé (Chicago), Linda arrive au club ce soir-là. Mais Vera Simpson (Vivienne Segal) une riche mondaine, qui plus est mariée, arrive au club et montre un intérêt certain pour Joey. Mais cela ne plait pas à Joey qui insulte Vera, ce qui a pour conséquence qu'elle quitte le club. Mike Spears (Robert J. Mulligan), le propriétaire du club, renvoie Joey.

image
«Pal Joey» - Broadway 1940
Gene Kelly (Joey), Leila Ernst (Linda) & Stanley Donen
© The New York Public Library

Ce dernier, persuadé que Vera reviendra très rapidement au club, conclut un compromis: si Vera ne revient pas dans les prochains jours, Joey partira sans être payé. Les choristes continuent avec le spectacle (That Terrific Rainbow). Linda, ayant été témoin du comportement impulsif de Joey, quitte le club. Vera ne revient pas et Joey sera définitivement renvoyé. Comme Linda refuse de répondre à ses appels, Joey appelle Vera (What is a Man). Après la dernière nuit de Joey en tant que maître de cérémonie, Vera vient le chercher au club et ils commencent une liaison (Happy Hunting Horn). Vera est follement amoureuse. Elle installe Joey dans un appartement et le rhabille à grands frais (Bewitched, Bothered and Bewildered). Alors qu'ils achètent des vêtements pour , Vera et Joey rencontrent Linda. Cette rencontre impromptue laisse Vera jalouse et Linda affolée. Vera a les moyens d'influencer Joey: elle lui offre sa propre boîte de nuit, Chez Joey. Et Joey a hâte de monter au sommet et de pouvoir fêter sa réussite (Ballet Pal Joey / Joey Looks to the Future).

image
«Pal Joey» - Broadway 1940
Gene Kelly (Joey Evans) & Jean Casto (Melba Snyder)
© The New York Public Library

Au début de l'acte II, les choristes et les chanteuses de l'ancien club ont déménagé à Chez Joey, où elles répètent pour la soirée d'ouverture (The Flower Garden of My Heart). Melba Casto (Jean Casto), une ambitieuse journaliste, interviewe Joey, se remémorant ses interviews avec diverses célébrités, dont Gypsy Rose Lee (Zip). Ludlow Lowell (Jack Durant), un ancien amoureux de Gladys, se présente au club comme un agent avec des papiers à signer, ce que Joey fait sans réfléchir au beau milieu des répétitions (Plant You Now, Dig You Later).

image
«Pal Joey» - Broadway 1940
Jack Durant (Ludlow Lowell), Leila Ernst (Linda English) & June Havoc (Gladys Bump)
© The New York Public Library

Dans l'appartement de Joey, le lendemain matin, Joey et Vera réfléchissent aux bonheurs de leur relation (In Our Little Den). Au même moment, Linda surprend Gladys et Ludlow en plein complot visant à utiliser les papiers signés imprudemment par Joey pour faire chanter Vera. Dépassant ses rancœurs, Linda prévient Vera qui, dans un premier réflexe, se méfie de Linda: Vera confronte Joey, lui demandant quelle est sa relation avec Linda. Joey est sur la défensive (Do It the Hard Way). Linda vient à l'appartement pour convaincre Vera, et Vera, voyant la sincérité de Linda, la croit maintenant. Vera et Linda arrivent à la même conclusion: Joey n'en vaut pas la peine (Take Him). Vera appelle son ami le commissaire de police, qui arrête Gladys et Ludlowl. Vera jette Joey dehors et ferme Chez Joey (reprise de Bewitched, Bothered and Bewildered). Joey, maintenant sans le sou, rencontre à nouveau Linda devant l'animalerie et elle l'invite à dîner avec sa famille. Il se rend à ce repas, mais ils se séparent amis, Joey lui inventant avoir été choisi pour un show à Broadway.

image
«Pal Joey» - Broadway 1940
June Havoc (Gladys Bump) & les girls durant girls performing «That Terrific Rainbow»
© The New York Public Library

Comme nous l'avons vu, le célèbre critique Brooks Atkinson du New York Times, avait réagi de manière très mitigée à Pal Joey () par sa légendaire question dont nous avons parlé: «Bien que Pal Joey () a été conçu de manière experte, pouvez-vous puiser de l'eau douce dans un puits insalubre?». Il mettait le focus sur la chanson Bewitched, Bothered and Bewildered pour ses paroles «scabreuses» et sa musique «obsédante».

Des cinq autres critiques de New York, deux ont écrit des critiques élogieuses. Dans le New York Herald Tribune, Richard Watts a qualifié la soirée de «délice bouillant (...) remarquable triomphe», et Sidney B. Whipple, dans le New York World-Telegram, a déclaré que l’œuvre était «brillante, originale et gaie». Burns Mantle, dans le New York Daily News, a donné trois étoiles au musical (sur quatre; mais il semble qu'il n'ait jamais attribué plus à un musical) et a noté que Pal Joey () contenait «des signes de renouveau» pour le musical américain. Et tandis que John Mason Brown, dans le New York Post, estimait que le spectacle était «sans direction» et son histoire «sans importance». Il a néanmoins admis que le musical était une tentative d’écarter les «vieilles conventions» des musicals dans sa représentation d’un personnage principal qui est un «clochard». Dans l’ensemble, les critiques ont mis en évidence huit chansons les qualifiant de remarquables.

Six mois plus tôt, lorsqu’il a passé en revue Walk with Music (), Richard Lockridge, dans le New York Sun, a souligné qu’il fallait faire «quelque chose» au sujet de la piètre qualité des livrets écrits pour les musicals. Donc, Lockridge était particulièrement heureux avec Pal Joey () et a noté qu’après un premier acte un peu lent, les choses ont commencé à «prendre méchamment» avec l’«analyse amusante, mais impitoyable» du caractère du personnage principal, l’un des personnages les plus «substantiels» et les plus «drôles» à jamais «se tenir dans l’ombre des musicals.» Il s’agissait d’un musical qui était toujours «vivant» et «drôle» avec une «saveur vive et distinctive».

L’une des rumeurs persistantes du théâtre musical est que la production originale de Pal Joey () à Broadway en 1940 aurait été un échec, que personne n’aurait apprécié ce spectacle jusqu’au revival à Broadway, en 1952. Rien n’est plus faux. Lorsque le musical ferma en 1941, il était la deuxième plus longue série de tous les musicals de Rodgers et Hart, avec une série de 374 représentations. Seul le A Connecticut Yankee () de 1927 avait tenu l'affiche plus longtemps, avec 418 représentations. En 1942, By Jupiter ( deviendra la plus longue série du duo, avec un total de 427 représentations.

Mais ce succès n’a pas été si simple à finaliser…

Le travail sur Pal Joey () a commencé sérieusement peu après l’ouverture de Higher and Higher () et il y a eu des problèmes dès le début. Il y eut bien sûr le problème récurrent avec Hart qui ne faisait qu’empirer. Mais Rodgers n’était pas préparé aux problèmes avec O’Hara et avec George Abbott, qui avait accepté d’être à la fois producteur et metteur en scène.

Étrangement, bien que ce soit O’Hara qui avait amené l’idée de Pal Joey (), il s’est avéré plutôt indifférent aux aspects créatifs du spectacle. Comme Hart, il ne s’est jamais vraiment mis au travail. Plusieurs fois, Rodgers n’a plus eu de nouvelles d’O’Hara pendant plusieurs semaines, n’arrivant même pas à l’avoir au téléphone. Finalement, en désespoir de cause, il lui a envoyé un télégramme: «PARLES-MOI JOHN, PARLES-MOI». Mais cela n’a eu aucun effet, et une grande partie de la réécriture a été réalisée par Abbott lui-même — bien qu’à l’occasion, O’Hara passait pour faire des réécritures de la réécriture.

Le problème avec Abbott était d’une tout autre nature. C’était le troisième musical de Rodgers et Hart produit par Abbott (après The Boys from Syracuse () et Too Many Girls (, même s’il a été aussi librettiste ou metteur en scène sur d’autres de leurs œuvres), et ce fut la première où il y eut des «discussions d’argent».

Trois exemples…

  • Un jour, il a dit à Rodgers qu’il trouvait que Hart et lui étaient trop bien payés et qu’ils devraient accepter une diminution! Il n’a pas précisé l’ampleur de cette diminution. La discussion s’est arrêtée sans qu’aucun des deux ne cède. Un jour ou deux plus tard, Abbott a dit qu’il avait parlé à son directeur général, qui l’avait convaincu de les payer leur redevance régulière. Affaire classée.
  • Lors d’une réunion avec Jo Mielziner, le scénographe du spectacle, Rodgers a fait certaines suggestions au sujet des décors, mais Mielziner lui a dit: «Vous savez, George Abbott m’a dit de dépenser le moins d’argent possible.» Rodgers lui a demandé s’il savait pourquoi. La réponse fut limpide: «Eh bien, George n’a pas confiance en ce spectacle
  • Cet inquiétant manque de confiance a été confirmé peu après par Bob Alton, le chorégraphe, qui a dit à Rodgers qu’il avait besoin de deux danseuses supplémentaires. Rodgers lui a suggéré d’appeler Abbott. Alton l’a fait. Ici encore la réponse fut limpide: Abbott lui a dit que s’il voulait deux nouvelles filles dans le chœur, il devait demander à Rodgers et Hart de payer leurs salaires…

Le lendemain matin, Rodgers a parlé à Abbott de ses discussions avec Mielziner et Alton, et lui a dit calmement: «George, je pense que tu devrais laisser tomber ce spectacle. Je ne pense pas que tu sois la bonne personne pour le produire. Il est évident que tu n’y crois pas, et la meilleure chose à faire serait de trouver quelqu’un d’autre qui le produise

Apparemment, cela a suffi pour aplanir les choses. Abbott n’a peut-être pas aimé produire Pal Joey (), mais il n’a pas voulu que quelqu’un d’autre mette la main dessus. Mielziner a eu l’argent pour les décors, Alton a eu ses deux filles supplémentaires, et Rodgers et Hart n’ont plus jamais entendu parler d’une réduction de leurs salaires.

Pourquoi Abbott a eu cette attitude? Peut-être à cause de la nature audacieuse du spectacle… Peut-être pensait-il qu’il allait un peu trop loin. Apparemment, les gens ont dû lui dire que ce n’était pas commercial de faire un spectacle avec un héros si peu recommandable et il craignait de perdre de l’argent dans une entreprise aussi risquée.

Mais, quelle que soit son attitude personnelle, la production que George a mise en scène était de toute beauté. Rien n’a été adouci pour rendre les personnages plus attrayants. Joey était un «mauvais» au début du spectacle et il ne se repentissait jamais. À la fin, les jeunes amants ne s’embrassaient pas alors que l’orchestre jouait un duo romantique; en fait, ils s’en allaient tous deux dans des directions opposées. Il n’y avait pas un seul personnage convenable dans toute la pièce, sauf la fille qui craquait brièvement pour Joey – son problème étant simplement qu’elle était stupide!

Dans la partition de Pal Joey (), Rodgers et Hart ont fait en sorte que chaque chanson respecte la nature intransigeante de l’histoire. La chanson I Could Write a Book en elle-même est parfaitement directe et sincère; mais dans le contexte de l’intrigue, Joey, qui n’a probablement jamais lu un livre de sa vie, la chante pour impressionner une fille naïve qu’il vient de ramasser dans la rue.

image

La majeure partie de l’action se déroulant en boîte de nuit, Rodgers et Hart ont pris du plaisir à écrire des numéros «burlesquisant» de vulgaires spectacles de cabaret. Toutes les choristes apparaissaient légèrement vêtues, sauf des coiffures représentant des fleurs (dans The Flower Garden of My Heart) et des couleurs (That Terrific Rainbow). Mais de toutes les chansons, celle qui a eu le plus grand succès est sans aucun doute Bewitched, Bothered and Bewildered («ensorcelée, dérangée et déconcertée ») dont le titre est souvent résumé à Bewitched. Rappelons les faits. Cette chanson est chantée par Vera Simpson, cette matrone riche qui s’ennuie et qui utilise l’argent de son mari pour pimenter sa vie. Elle chante la chanson peu de temps après avoir rencontré Joey Evans, un animateur d’une boîte de nuit peu chic de Chicago, qui s’est «intéressé» à une jeune femme innocente, Linda English. Joey l’ignore peu de temps après avoir rencontré Vera car il réalise à quel point Vera peut lui être utile. Vera le voit comme un jouet possible avec lequel jouer, mais elle est affectée par son charme considérable, et il ne faut pas longtemps pour que leurs intérêts mutuellement égocentriques s’entremêlent dans une liaison. Avant qu’elle ne s’en rende compte, Vera finance une nouvelle boîte de nuit fastueuse pour lui, Chez Joey, et alors qu’elle lui finance une nouvelle garde-robe chez un tailleur sur mesure, elle chante Bewitched. La chanson reflète son ambivalence face à sa nouvelle situation: d’un côté, elle est plus ou moins satisfaite d’elle-même d’être encore capable, à son âge et «après un litre entier d’eau-de-vie», de se réveiller «comme une pâquerette»; mais d’un autre côté, en faisant preuve d’autocritique, elle sait très bien que «c’est un imbécile», bien qu’irrésistible. En d’autres termes, au lieu de simplement passer le bon moment qu’elle recherchait, elle est «ensorcelée, dérangée et déconcertée».

Dans la scène suivante (la dernière scène de l’acte I), Kelly/Joey et la compagnie dansent un ballet sur la musique réarrangée de Bewitched.

Pour Frederick Nolan, le biographe de Hart, la chanson est «le soliloque sensuel d’une femme âgée méditant sur les charmes discutables de son amant». Pour Thomas Hischak, les paroles de Hart «sont peut-être les plus cyniques et les plus désabusées qu’il ait jamais écrites».

Vera reprend la chanson à la fin du spectacle après avoir laissé tomber Joey et elle se rend compte qu’elle n’est plus «ensorcelée, dérangée et déconcertée».

Ce musical était un véritable pari en 1940, et il fut gagné avec ses 374 représentations.

En 1950, Goddard Lieberson, président des disques Columbia, produit un enregistrement studio de Pal Joey () avec, entre autres, Vivienne Segal, reprenant le rôle qu’elle avait tenu sur scène, celui de Vera Simpson, la riche héritière, et Harold Lang dans le rôle de Joey.

«Pal Joey» - 1950 Studio Cast - Columbia

 

image
«Pal Joey» - Broadway 1952

Le succès de cet enregistrement est tel qu'il donnera lieu à un revival au Broadhurst Theatre à partir du 3 janvier 1952, qui connaitra lui aussi un succès retentissant avec 540 représentations. Vivienne Segal reprit son rôle de Vera, et Harold Lang, tout juste sorti de Kiss me Kate (), joua le rôle-titre; Helen Gallagher était Gladys (que June Havoc avait joué dans la production originale), et Pat Northrop était Linda. Le revival a remporté 3 Tony Awards: Robert Alton pour la meilleure chorégraphie (Alton avait également chorégraphié la production originale), Helen Gallagher pour la meilleure actrice dans un musical et Max Meth pour le meilleur chef d’orchestre et directeur musical. Ce revival a également remporté le New York Drama Critics’ Circle Award du meilleur musical de la saison 1951-52.

Douze ans après sa première critique, Brooks Atkinson du New York Times s’est réjoui du spectacle, notant même que la production de 1940 avait été un «pionnier» dans le développement de musicals qui renouvelaient «la confiance dans le professionnalisme du théâtre». Mme Watts a déclaré que la montée et la chute d’un «insecte de boîte de nuit» était le «meilleur et le plus excitant» musical de New York et la «pièce musicale la plus dure depuis The Beggar's Opera ()».

«Pal Joey» - 1952 Broadway revival Cast - Capitol Records

 

image
«Pal Joey» - London 1954

La création à Londres a ouvert le 11 mars 1954 au Prince’s Theatre pour 245 représentations avec Lang et Carol Bruce (Vera). Aux États-Unis, il y a eu deux revivals institutionnels produits par la New York City Center Light Opera Company. Le premier a ouvert le 31 mai 1961 pour 32 représentations; Bob Fosse jouait Joey, et la distribution comprenait Carol Bruce (Vera), Christine Mathews (Linda) et Eileen Heckart (Melba). Fosse revient pour le deuxième revival, qui ouvre le 29 mai 1963, pour 15 représentations; cette fois-ci, la distribution comprend Viveca Lindfors (Vera), Rita Gardner (Linda), et Kay Medford (Melba).

Outre le revival de 1952, il y eut deux autres revivals commerciaux, tous deux infructueux. Le 27 juin 1976, le musical ouvre à Broadway au Circle in the Square (Uptown) pour 73 représentations. Lors des avant-premières, Edward Vilella et Eleanor Parker ont été remplacés par Christopher Chadman et Joan Copeland; Janie Sell et Dixie Carter faisaient également partie de la distribution. Environ trente ans plus tard, le 18 décembre 2008, le musical a de nouveau été repris et joué pour 84 représentations au Studio 54. Encore une fois, il y a eu un remplacement majeur lors des previews quand Christian Holt a été remplacé par Matthew Risch. Stockard Channing incarnait Vera. Cette production comprenait aussi I’m Talking to My Pal ainsi que Are You My Love? (tiré du film musical The Dancing Pirate () (1936) de Rodgers et Hart) et I Still Believe in You (de leur musical Simple Simon ( (1930), avec des paroles différentes, chanson qui avait également été entendue comme Singing a Love Song dans leur musical Chee Chee ( (1928).

Pour être complet, une version de concert de Pal Joey () a été proposée par Encores! le 4 mai 1995, pour 4 représentations; les rôles principaux étaient chantés par Patti LuPone et Peter Gallagher, et Bebe Neuwirth était Melba. Ce concert a été enregistré et est disponible en CD ou sur Spotify.

«Pal Joey» - 1995 Broadway revival Cast (Encores!)


Et enfin, une adaptation cinématographique en 1957 chez Columbia a proposé une version considérablement revue et adoucie. Ici, Joey (Frank Sinatra) était un chanteur au lieu d’un danseur. Sinatra était un très bon choix pour incarner le personnage-titre impétueux. Il en était de même avec le choix de Rita Hayworth pour jouer la mondaine Vera et de Kim Novak pour la timide et modeste Linda. Le film conserve une poignée de chansons de la production scénique et rajoute des chansons d'autres musicals de Rodgers et Hart. Si on oublie de comparer le film avec le musical, surtout dans le contexte de censure cinématographique américaine des années '50, le film est divertissant et Sinatra est en très grande forme vocale. La scène en boîte de nuit enfumée dans laquelle il chante The Lady Is a Tramp (chanson issue du musical Babes in Arms () (1937) à Rita Hayworth est remarquablement photographiée, montée, mise en scène et interprétée. C’est l’une des plus belles séquences de tous les musicals hollywoodiens, et si le film entier avait correspondu à cette scène, le résultat final aurait été un grand au lieu de simplement un bon film.


Ils ne le savaient pas encore, mais Pal Joey () serait leur avant-dernier spectacle commun. Ce musical était une rupture avec leur travail précédent et était empli de maturité. Lors du revival de 1952Hart est alors décédé – Rodgers déclarera dans le Times:

«Larry Hart savait ce que John O’Hara savait: Joey n’était pas indigne parce qu’il était méchant, mais parce qu’il avait trop d’imagination pour bien se tenir et parce qu’il était un peu faible. Même si Joey lui-même était peut-être assez adolescent dans sa pensée et sa moralité, le spectacle portant son nom portait lui certainement un long pantalon et, à bien des égards, a forcé tout le monde des musicals à porter un long pantalon pour la première fois.»


De l’aveu même de Rodgers, Pal Joey () fut l’œuvre la plus mature et la plus satisfaisante qu’il ait écrite avec Hart durant leurs près de 25 ans de collaboration.

B) L'année 1941: pas de spectacle

B.1) Rodgers face à un cas de conscience

1941 a été la première année en 6 ans où Rodgers et Hart n’ont pas créé de nouveau spectacle à Broadway. La situation internationale – la guerre en Europe – a certainement joué, mais la raison principale a majoritairement été le comportement de Lorenz Hart.

Sa consommation d’alcool a augmenté de manière alarmante; il faisait la fête toutes les nuits et disparaissait pendant de longues périodes. Il était presque impossible de compter sur lui pour tenir un rendez-vous, et s’il était présent, il était rarement en état de faire le moindre travail. Il ne semblait plus se soucier de rien. Il portait encore des chaussures à hautes semelles pour paraître plus grand, mais il avait abandonné ses traitements de restauration des cheveux et semblait dormir dans ses vêtements.

image
De g. à dr.: Lorenz Hart et Richard Rodgers (1930)

Même si Rodgers n’était pas «responsable» de Lorenz Hart, il avait une affection profonde pour lui. Et il aurait été inhumain de ne pas faire ce qu’il pouvait pour l’aider. Même si Hart ne demandait en rien cette aide. Depuis toujours, il avait clairement dit qu’il menait la vie qu’il voulait et qu’il n’allait la changer pour personne. Mais Rodgers connaissait Hart depuis plus de vingt ans. Ils avaient travaillé ensemble, lutté ensemble et réussi ensemble, et Rodgers ne pouvait tout simplement pas regarder ailleurs pendant que Hart se détruisait.

Rodgers a essayé d’aider Hart via l’argent. Hart n’avait aucun manque d’argent, mais il le dilapidait à tout vent. Rodgers ne pouvait empêcher cela, mais il pouvait rendre cela plus «difficile». Le père de Rodgers a suggéré que Hart accepte de confier une partie de son argent à Rodgers, que ce dernier mettrait dans un coffre et qu’il lui donne une certaine somme limitée chaque semaine. Ce qui a fait fonctionner le système, c’est que Hart ne savait pas où se trouvait le coffre-fort.

Plus tard, un homme merveilleux, Willy Kron, a géré toutes les finances de Hart. Il était bien plus qu’un simple magicien financier qui conseillait à son client où investir son argent. Il aimait Hart et passait beaucoup de temps avec lui. Hart était assez reconnaissant pour le mettre dans son testament.

Rodgers a un temps pensé que la psychiatrie pourrait aider Hart. Une fois, après trois jours de beuverie, Hart a accepté d’aller à l’hôpital pour se «dessécher», pour un dégrisement. Pendant ce séjour, Rodgers est allé voir le Dr. Richard Hoffman, un psychiatre bien connu, et lui a parlé des problèmes de Hart, sachant que Hart ne se soumettrait jamais volontairement à la psychanalyse. Le médecin a dit à Rodgers de ne pas s’inquiéter: il se ferait passer pour un membre du personnel de l’hôpital et passerait voir Hart, incognito, de temps en temps. Il était sûr que la tromperie fonctionnerait et a promis de tenir Rodgers informé. Le soir même, Hart a téléphoné à Rodgers pour lui dire: «Ton sorcier est venu me surveiller». Et c’était fini.

Hart avait l’énorme défaut de disparaître… Josh Logan a écrit:

«Rodgers a souvent été forcé de couvrir Hart, mais il a continué à disparaître. Une fois quand j’ai demandé à Rodgers où était Hart, Rodgers a haussé les épaules: «Dieu seul le sait. J’ai demandé à ses amis les plus indignes, et même eux sont inquiets.» »

Joshua Logan

 

Ce qui nous amène à la question sans réponse: où Lorenz Hart disparaissait-il? Ses fréquentations les plus proches semblent avoir préféré ne pas savoir… Mais il devait bien aller quelque part. Des bains turcs, bien sûr, parfois, mais pas une semaine entière. Un an plus tôt, il avait loué une chambre avec salle de bain privée, douche, radio à l’Hôtel Piccadilly sur 45th Street. Mais trouver des chambres vacantes dans New York en temps de guerre était devenu très difficile. Ce qui ne laisse que quelques autres possibilités. L’une est que Hart avait un refuge secret quelque part dans la ville, un endroit dont il n’a parlé à personne et où il partait vivre ce que Joshua Logan appelait sa «vie nocturne secrète», mais cela semble une supposition assez farfelue. Ce qui semble le plus probable, c’est qu’il sombrait dans l’ivresse dans un bar ou une boîte de nuit et que lorsqu’il émergeait, il retournait simplement dans son propre appartement. Une troisième possibilité est qu’il se réfugiait à un endroit où personne ne savait qui il était, ce qui lui permettait de vivre quelques instants la vie qu’il voulait.

image
Polly Adler (à dr.) avec des femmes travaillant pour elle

Cette dernière idée n’est pas aussi farfelue qu’elle peut le paraître. Par exemple, la Polly Adler’s House – élégamment meublée de meubles à la française, de lits à baldaquin et de miroirs anciens, avec ses chambres aux chandelles et parfumées – s’adressait au genre de clientèle qui pouvait payer plus de cent dollars par nuit pour ses plaisirs et son intimité. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que Hart a élu domicile chez Polly; mais il y avait des endroits comme celui-ci partout à New York – haut et bas de gamme, offrant une compagnie masculine ou féminine – où quelqu’un pouvait «disparaître» aussi longtemps qu’il le voulait, faire ce qu’il voulait et savoir que personne ne pouvait le trouver.

Rodgers a compris que Hart n’était plus jamais disponible le matin, et en fait, lorsqu’il se présentait en plein après-midi, ce qui lui importait c’est que Hart soit frais, le visage couvert de poudre et les yeux bien serrés. De temps en temps, Hart marmonnait quelque chose sur le fait d’avoir dormi trop longtemps, ou d’avoir eu une nuit difficile, mais la plupart du temps, il ne donnait aucune excuse.

L’un des aspects bizarres de leur partenariat est qu’il n’y a jamais eu de vraie dispute. Il y a eu des désaccords, bien sûr, mais seulement sur le travail et jamais sur quelque chose de sérieux. Hart était tellement gentil qu’il était impossible d’être en colère contre lui. Rodgers pouvait être en colère contre ce que Hart se faisait à lui-même et à leur relation, mais cela n’a jamais atteint le point de lancer des ultimatums ou d’exprimer un mécontentement direct.

Peut-être qu’à un stade précoce, une confrontation aurait fait du bien. Peut-être pas. Rodgers était toujours si impatient de poursuivre le travail et tellement impressionné par la qualité de celui produit par Hart qu’il avait vraiment peur de tout bouleverser.

Au fil des années, la durée de concentration de Hart est devenue de plus en plus courte. Il ne pouvait jamais travailler seul, donc s’il n’était pas présent, cela signifiait qu’aucun travail n’était effectué. Mais quand il était là, il était de bonne humeur et généralement prêt à faire des compromis. Rodgers devait lui fournir les thèmes musicaux pour le lancer … et aussi lui fournir des boissons à intervalles répétés. Hart travaillait extrêmement rapidement, mais pas longtemps. Après quelques heures, il prenait son chapeau, mettait son manteau et partait.

A l’été 1941, Rodgers a réalisé que la situation devenait critique. Il avait 39 ans seulement, était en bonne santé, extrêmement reconnaissant de pouvoir faire le genre de travail qu’il aimait. Mais il était lié professionnellement à un homme de 46 ans, obsédé par l’autodestruction et qui ne se souciait plus de son travail. Rodgers devait penser à l’impensable: penser à une vie sans Lorenz Hart

Ce sentiment a profondément culpabilisé v. Tout le monde considérait Rodgers et Hart comme une équipe indivisible. Les gens n’ont jamais pensé à l’un sans l’autre. En fait, leur duo était presque un mot: «Rodgersandhart». Jamais auparavant il n’y avait eu une équipe d’écriture avec un partenariat aussi long dans l’histoire de Broadway.

Rodgers a commencé par envisager une «pause» de Hart. Mais Hart considérait Rodgers comme un grand frère, même s’il avait 7 ans de plus que Rodgers. Totalement indépendant dans la création des chansons, Hart était totalement dépendant de Rodgers dans presque tous les autres domaines professionnels: auditionner des chanteurs, discuter des contrats, rechercher des producteurs … Tout cela, Rodgers le faisait seul.

Pour la première fois depuis leurs débuts difficiles dans le monde théâtral, plus de 20 ans auparavant, Rodgers était en proie à l’insomnie: il savait qu’il devait commencer à planifier le jour où Hart ne pourrait plus travailler.

Cette décision lui semblant inévitable, il a été confronté au problème de trouver quelqu’un pour remplacer Hart. Qui pourrait égaler son talent et être un partenaire de long terme avec qui il serait possible de travailler étroitement et avec succès? De nombreux auteurs talentueux lui sont venus à l’esprit, mais il revenait toujours au même homme: Oscar Hammerstein.

Il n’aurait jamais dû penser à Hammerstein, car ce dernier proposait un genre de théâtre romantique et fleuri, plus opérette que comédie musicale, ce qui était très différent de celui de Rodgers & Hart. Il avait écrit ses meilleures paroles avec des compositeurs d’origine européenne traditionnelle et classique, comme Rudolf Friml, Sigmund Romberg et Jerome Kern. En plus, il n’avait plus connu un vrai succès à Broadway depuis près de dix ans.

Mais Rodgers avait une foi absolue dans le talent d’Hammerstein. Spectacle après spectacle, il avait admiré ses paroles dans des productions ternes, plates et évidemment non rentables. Il était convaincu que tout homme qui pouvait écrire Show Boat (), Sweet Adeline () et les paroles de All the Things You Are de Jerome Kern ne pouvait être fini, mais que son talent était utilisé à mauvais escient.

En fait, le style de théâtre d’Hammerstein était vite dépassé et celui de Rodgers était trop souvent enfermé dans un train-train. S’ils se montraient tous deux assez flexibles et dévoués, peut-être que quelque chose de nouveau et de valable pourrait émerger de leurs efforts combinés.

Mais il ne faut pas négliger quelque chose de fondamental: Oscar était un vieil ami. Il le connaissait depuis son enfance et avait même écrit quelques chansons avec lui (). Même s’ils ne se voyaient pas régulièrement, Rodgers avait toujours senti qu’il pourrait se tourner vers lui s’il avait un problème et qu’Hammerstein ressentait la même chose pour Rodgers. Ce dernier savait aussi que, mis à part le théâtre, ils partageaient de nombreux points de vue. Hammerstein était considéré comme une anomalie à Broadway: un pantouflard qui détestait la vie nocturne, avait une famille soudée et était dévoué à une femme chaleureuse, charmante et séduisante dont le prénom était, comme la femme de Rodgers, Dorothy.

En 1941, alors que Rodgers était totalement découragé par l’état de Hart, George Abbott lui a demandé de lire le scénario d’un musical qu’il voulait produire. Il s’agissait d’une nouvelle histoire se déroulant dans une université, avec quelques lignes drôles et des situations intelligentes. Mais Abbott ne voulait pas une «partition Rodgers & Hart». Pour ces fonctions, il était impatient de donner sa chance à une nouvelle équipe. Il voulait que Rodgers soit coproducteur et superviseur général du département musical. Rodgers fut d’accord, mais à une condition: que son nom ne soit jamais mentionné. Pourquoi? Il craignait que le fait que les gens sachent que Rodgers travaillait sans Hart puisse creuser un fossé entre eux. Après un certain nombre d’auditions, Abbott et Rodgers ont confié l’écriture de la partition de Best Foot Forward () à deux nouveaux talents: Hugh Martin et Ralph Blane.

Lors des seconds Try-Out du spectacle à Philadelphie (après New Haven) en septembre 1941, Rodgers a confié à Abbott ses craintes concernant Hart. Et bien, Abbott était encore plus pessimiste que Rodegrs. Presque instinctivement, Rodgers a pris un téléphone et a appelé Oscar Hammerstein dans sa ferme à Doylestown, en Pennsylvanie. L’endroit n’était qu’à environ une heure de route de Philadelphie, et il s’est invité à déjeuner le lendemain chez les Hammerstein.

Revoir Oscar dans sa ferme rustique et solide a profondément rassuré Rodgers. Il a vu un homme fiable, réaliste et sensible. C’était le bon homme, peut-être le seul homme, qui non seulement comprendrait son problème, mais ferait des suggestions constructives.

Pendant le déjeuner, Rodgers a décrit ce qui se passait entre lui et Hart et lui a fait part de ses préoccupations pour l’avenir de leur partenariat. Oscar a écouté sans dire un mot. Il a ensuite réfléchi pendant une minute ou deux puis a dit:

«Je pense que tu devrais continuer à travailler avec Hart tant qu’il est capable de continuer à travailler avec toi. Cela le tuerait si vous vous éloigniez pendant qu’il est encore capable de créer. Mais si jamais le moment vient où il ne peut plus créer, appelle-moi. Je serai là.»

C’était exactement ce que Rodgers espérait entendre. Puis Hammerstein a dit quelque chose qui révélait encore plus le genre de personne désintéressée qu’il était:

«J’irai même plus loin. Si toi et Lorenz êtes au milieu d’un travail et qu’il ne peut pas le finir, je le finirai pour lui, et personne d’autre que nous deux n’aura jamais besoin de le savoir.»


Ce soir-là, Rodgers a quitté Hammerstein le cœur plus léger.

 

B.2) L'attitude de Hart reste ambiguë et la guerre approche

Pendant cette période d’inactivité, Hart était à la dérive. Il passait beaucoup de temps à boire jusqu’aux petites heures au Lambs Club, le rendez-vous du show-business sur la 44ème Rue.

Récemment sorti de l’université et au tout début d’une carrière d’écriture allant l’amener à créer certaines des meilleures paroles jamais créées pour Broadway, Alan Jay Lerner a rencontré Hart à cette époque au Lambs Club. Selon Lerner, c’est Hart qui l’a d’abord encouragé à croire qu’il pourrait avoir un avenir en tant qu’auteur lyrique. Alan Jay Lerner se souvient:

«Il était gentil, attachant, triste, exaspérant et drôle. Mais, à l’époque où je l’ai connu, il était dans un état dévastateur de désarroi émotionnel. Nous sommes devenus de bons amis, non pas parce qu’il me trouvait particulièrement fascinant, mais parce qu’il était terriblement seul. Je l’adorais tellement que je me suis rendu disponible pour le rejoindre à toute heure du jour ou de la nuit, généralement pour un gin-rami auquel je jouais mal parce que cela ne m’intéressait pas, et il jouait mal parce qu’il était habituellement totalement ivre.»


Un jour, Hart s’est tourné vers lui et lui a dit le fond de son âme:

«J’ai beaucoup de talent, gamin. J’aurais probablement pu être un génie. Mais je m’en fiche.»

Lorenz Hart

 

image
«Pal Joey» - Shubert Theatre - Broadway - 1941

Quand Hart aimait quelqu’un, il l’aimait vraiment. Et quand il ne l’aimait pas, il ne l’aimait pas. Leur dernier musical, Pal Joey (), avait été transféré en plein succès au Shubert Theatre le 1er septembre 1941. Sa distribution avait bien changé depuis la première 9 mois auparavant dont Gene Kelly qui avait quitté le spectacle, car appelé par la marine américaine. Il avait été remplacé par Georgie Tapps, qui avait joué un petit rôle dans I’d Rather Be Right (). Larry Hart ne l’aimait pas et il a violemment apostrophé le producteur George Abbott en criant: «Comment as-tu pu faire ça au spectacle en engageant ce terrible gars, ce Georgie Tapps? Comment as-tu pu me faire ça?» Abbott haussa simplement les épaules et répondit: «C’est ce qu’on pouvait se le permettre». Cette réponse évasive a déterminé Hart à mener sa propre guérilla. Un jour, le célèbre compositeur et harmoniciste Larry Adler s’est rendu au Shubert Theatre pour acheter un ticket pour Pal Joey () et a par hasard croisé Hart. Ce dernier lui a dit, parlant donc de son spectacle: «Tu ne vas pas y aller, hein?». Adler lui a répondu: «Si, je suis venu pour voir le spectacle». «Je t’en prie, n’y va pas» a rétorqué Hart. Adler lui a demandé: «Quel est le problème? C’est ma seule chance de voir le spectacle, Lorenz, et je veux le voir!» Hart est resté intraitable: «S’il te plaît, ne le fais pas. Je ne veux pas que tu voies le spectacle avec ce type dedans». Et Hart avait l’air d’être sur le point de pleurer. Il n’était pas rasé, et il était passablement ivre. Et donc, par respect pour Hart... Adler n’a vu le spectacle que plusieurs années plus tard, lors d’un revival.

Hart semblait ne plus avoir de limite, ni dans un sens, ni dans l’autre.

image
Roosevelt et Churchill lors des discussions
de la Charte de l'Atlantique en 1941

La guerre en Europe avait éclaté un an plus tôt en mai 1940. Les États-Unis étaient toujours en paix, mais la situation du monde empirait. En août 1941, le président Roosevelt avait rencontré le Premier ministre britannique Winston Churchill à Terre-Neuve, pour formuler la Charte de l’Atlantique, qui plaçait fermement les États-Unis aux côtés de la Grande-Bretagne et contre les forces de l’Axe – l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Avec les forces allemandes à aux portes de Moscou et de Leningrad, Hitler et Mussolini se sont rencontrés en conférence en Prusse orientale, les troupes SS venaient de massacrer 34.000 Juifs à Babi Yar. Le 9 octobre, le président a demandé au Congrès d’autoriser l’armement des navires marchands. Personne ne doutait maintenant que la guerre était proche.

image
«Best Food Forward» - Barrymore Theatre - Broadway - 1941

Quelques semaines après la première de Best Foot Forward () qui allait se jouer dix mois au Barrymore Theatre (le spectacle pour lequel Rodgers avait travaillé «en secret»), il a été annoncé que Rodgers et Hart écriraient une chanson spécialement pour une émission de radio consacrée à rappeler «les valeurs défendues en Amérique et la nécessité de la défendre». D’autres personnalités ont apporté leur contribution à cette émission patriotique. Rodgers et Hart semblaient réunis, comme si de rien n’était. Et pourtant…

En novembre 1941, à peine trois semaines avant l’attaque de Pearl Harbor, Lorenz Hart, Richard et Dorothy Rodgers, Jane Froman et Andre Kostelanetz ont accepté de faire une courte tournée de "concerts" de soutien dans les camps des armées alliées dans la région de Toronto au Canada, pays qui à la différence des États-Unis avait déclaré la guerre contre l'Allemagne nazie le 10 septembre 1939. Jane Froman chantait, Kostelanetz jouait, Rodgers et Hart parlaient et interprétaient certaines de leurs chansons. Et le dernier jour, ils devaient participer à une émission de radio à Toronto. Lors de leur voyage de nuit de retour vers Toronto, Hart s’est précipité dans la voiture-bar du train et a passé tout le voyage à se saouler.

Le lendemain matin, une réception se tenait dans leur hôtel de Toronto. Avant même d’atteindre la salle, Hart a violemment et publiquement vomi. Quand ils sont montés à l’étage, Dorothy Rodgers lui a dit: «Donne-moi toutes tes bouteilles». Et Hart a été très choqué par cet ordre; c’était la première et seule fois depuis plus de 20 ans qu’ils se connaissaient que Dorothy lui révélait qu’elle savait qu’il buvait. Il les a gentiment remis. Alors qu’elle sortait de la pièce, il a demandé: «Quand pourrai-je boire un verre?» Dorothy eut une réponse simple et très concrète: «Ce soir après l’émission de radio».

Hart s’est assez bien comporté pendant la journée et a fait le tour des camps et de la réception de la mairie sans aucun incident, mais le soir, lorsqu’il sont arrivés à la station de radio, il était en mauvais état. Rodgers et Hart devaient lire un appel à des dons pour la guerre. Hart a bien lu ses lignes, mais sa main droite, qui tenait les pages de son texte, tremblait de façon incontrôlable. Une fois leur intervention terminée, Rodgers et Hart sont allés dans les coulisses où se trouvait Dorothy, fidèle à sa parole, l’attendant avec un gobelet de whisky. Il l’a bu en une gorgée.

image
7 décembre 1941 - Attaque de Pearl Harbor

Le 7 décembre 1941, le Japon attaqua la marine américaine à Pearl Harbor. Les États-Unis étaient en guerre. Le lundi 22 décembre, la «Selective Service Act» a été votée, exigeant que tous les hommes âgés de 18 à 64 ans s’inscrivent sur des listes et que tous les hommes âgés de 20 à 44 ans se tiennent prêts à la conscription.

Rodgers a immédiatement voulu s’engager dans l’aviation. Il a réussi les tests physiques, mais n’a jamais été convoqué. Ce fut une amère déception pour Rodgers, d’autant plus que tant de personnes proches de lui furent soit enrôlées, soit engagées dans un travail directement lié à la guerre. Même son père, alors âgé de 72 ans, était sorti de sa retraite pour offrir bénévolement ses services d’examen des candidats. Il a fini par accepter que la meilleure chose que à faire pour aider l’effort de guerre était de continuer à faire exactement ce qu’il avait toujours fait, c’est-à-dire écrire des chansons et des spectacles qui pourraient contribuer un peu au moral de nos forces armées et des gens qui les soutiennent.

C’est alors que va débuter leur dernière aventure commune: By Jupiter ().

C) 3 juin 1942: «By Jupiter»

image
Katharine Hepburn dans «The Warrior's Husband»
Morosco Theatre - Broadway - mars 1932Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/0df71f80-0eb1-0132-2bdc-58d385a7bbd0

À cette époque, Audrey Wood, un agent littéraire, a demandé à Rodgers de lire le scénario d’une pièce écrite par un de ses clients. C’était The Warrior’s Husband, de Julian Thompson, qui avait été présenté avec succès à Broadway une dizaine d’années auparavant avec Katharine Hepburn dans le rôle principal.

Situé en Asie Mineure à l’époque mythologique, c’était une fantaisie dans laquelle les rôles conventionnels des sexes étaient inversés: les hommes efféminés restaient à la maison pour faire les corvées ménagères tandis que les femmes amazoniennes chassaient et se battaient. Cet ordre des choses est modifié en cours de spectacle lorsque leur île est envahie par une bande de Grecs à la recherche de la ceinture de Diane, la source du courage des femmes. Tout ce que Hepburn mentionne à propos de la pièce dans ses mémoires est qu’elle a commencé à 150$ par semaine; après environ six mois (c’est ce qu’elle affirme alors que le spectacle a tenu l’affiche moins de trois mois), son salaire a été réduit à 75$ par semaine, exactement ce qu’elle payait à sa femme d’ouvrage!

La pièce avait ensuite été filmée en 1933 par 20th Century-Fox.

image
Lorenz Hart, Richard Rodgers et Dwight Deere Wiman
Répétitions pour «By Jupiter» - Broadway 1942
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7af5cfd8-91a5-da46-e040-e00a1806359e

Rodgers a estimé que l’histoire pourrait être transformée en un amusant livret de musical, et Hart a aimé l’idée. Ils ont décidé d’écrire l’adaptation eux-mêmes. Rodgers a également décidé qu’il utiliserait l’expérience qu’il avait acquise en tant que coproducteur de Best Foot Forward pour produire ce nouveau musical. Mais conscient qu’il avait encore beaucoup à apprendre dans ce domaine, il s’est associé avec leur vieil ami Dwight Deere Wiman.

Maintenant que Rodgers était à la fois co-créateur et co-producteur, il a été confronté à deux problèmes. L’un était qu’il ne pouvait jamais trouver Hart; l’autre était qu’il ne pouvait jamais trouver Wiman. Autant il était habitué aux disparitions de Hart, autant les absences de Wiman furent une surprise. C’était un homme très social, très «clubby» qui trouvait toujours plus de temps pour ses activités privées que pour ce qui aurait dû être sa principale préoccupation.

Cela s’est avéré particulièrement embarrassant. Tous les spectacles de Broadway avaient besoin d’un soutien financier extérieur, et c’était vraiment le travail de Wiman de trouver les «anges». Rodgers a dû les trouver lui-même. Ce fut Howard Cullman, un riche fabricant de cigares et mécène des arts qui avait exprimé son intérêt à investir dans le spectacle. Mais rien n’était simple. Rodgers et Howard ont pris rendez-vous avec Wiman dans son bureau pour tout finaliser, mais il les a fait attendre plus d’une heure, un manque total de respect. Heureusement, Howard avait assez confiance dans le spectacle pour continuer à y investir de l’argent.

Richard Kollmar (31 ans) a également participé à financer le musical. Il était le jeune acteur qui avait joué le rôle principal dans Too Many Girls (). Un jour, il a débarqué au bureau et a simplement dit: «Il paraît que vous avez besoin de 35.000$. Si je peux les trouver pour vous, me créditerez-vous en tant que producteur associé?» Ils donnèrent leur accord. Kollmar a trouvé l’argent, et c’est ainsi qu’il a commencé à travailler comme producteur. Personne n’a jamais su où il avait obtenu ces 35.000$.

Il n’a jamais été question que d’une seule personne pour la mise en scène: Joshua Logan. Il sortait juste d’une dépression nerveuse qui l’avait mis hors course pendant un an. C’était une vraie main tendue et Logan le savait.

image
Ray Bolger (Sapiens) dans «By Jupiter»
Broadway - 1942
Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7af4e4ff-45b7-e431-e040-e00a18060fa1

L'histoire est assez simple. Au pays des Amazones, les femmes gouvernent et se battent pendant que les hommes restent à la maison, s’occupent des enfants et achètent de nouveaux chapeaux. Une armée de soldats grecs, menée par Thésée et Hercule, arrive à la recherche de la ceinture sacrée de Diane, actuellement entre les mains de la reine Hippolyta. Ils sont accompagnés du correspondant de guerre Homère, auteur d’un bestseller récent appelé L’Iliade. Les guerriers grecs sont capturés par les Amazones, et la romance fleurit entre Thésée et Antiope, la guerrière-chef des Amazones. Une intrigue secondaire implique le 'dandy' Sapiens, obligé par sa riche mère autoritaire à épouser Hippolyta, en échange du financement de la guerre contre les Grecs.

Le pays étant en guerre, les incertitudes étaient nombreuses. C’est dans cette atmosphère que le premier spectacle d’Eddie Cantor à Broadway depuis Whoopee! () a ouvert le jour de Noël, le premier musical «en temps de guerre». Il s’agissait de Banjo Eyes (). La revue The Lady Comes Across () fut créée le 9 janvier 1942, seul nouveau spectacle du mois, également avec des chansons de Vernon Duke, mise en scène par Romney Brent et chorégraphiée par George Balanchine, initialement avec Ray Bolger et Jessie Matthews. Mais ces deux artistes ont quitté le spectacle avant qu’il n’atteigne New York, où il n’a été joué que pour trois humiliantes représentations.

image
Flyer pour «The Lady Comes Across»
en Try-Out au Shubert Theatre
New Haven - décembre 1941

Une porte se ferme, une autre s’ouvre. Cet échec arrangea bien Rodgers et Hart. En effet, ils souhaitaient par-dessus tout confier le rôle de Sapiens, le roi-efféminé, à Ray Bolger. L’échec de The Lady Comes Across () l’a rendu libre. Pour Hippolyta, ils ont choisi Benay Venuta, une jeune chanteuse à la voix lustrée qui avait remplacé Ethel Merman dans Anything Goes (); pour Antiope ils s’orientèrent vers Constance Moore, une jeune actrice (21 ans) d’Hollywood qui allait faire ici ses débuts à Broadway.

Sous le titre provisoire All’s Fair (), le spectacle devait commencer un mois de répétitions la première semaine d’avril 1942, au St. James Theatre. Dwight Wiman a dû intercéder auprès de l’armée américaine pour qu’elle postpose l’incorporation du metteur en scène Joshua Logan et du scénographe Jo Mielziner.

Rodgers avait espéré que l’enthousiasme réel de Hart pour le spectacle le garderait éloigné de l’alcool, mais il se révéla encore moins fiable que lors de toutes les productions précédentes. Il a disparu plusieurs semaines! Vivienne Segal, en tournée avec Pal Joey (), a été étonnée quand Hart a débarqué à Cleveland. Elle se souvient:

«Il était accompagné d’un gars, un horrible gars. Il suffisait de le regarder pour savoir qu’il était proxénète. Et il allait descendre dans la rue pour trouver une pute pour Larry. Une pute masculine.»


Vivienne Segal a téléphoné à Doc Bender, qui était toujours son agent.

«Il a pris le premier avion et a ramené Hart à New York.»

 

image
De g. à dr.: Richard Rodgers (compositeur), Lorenz Hart (parolier),
Dwight Deere Wiman (producteur), Irene Sharaff (costumière),
Joshua Logan (metteur en scène) et Robert Alton (choreographe)
en répétitions pour «By Jupiter» - Broadway 1942
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7af5cfd8-91ad-da46-e040-e00a1806359e

Quelques jours plus tard, Rodgers et le médecin de Hart se sont rendus chez ce dernier où ils l’ont trouvé couché sur son lit dans une semi-stupeur. Ils l’ont mis dans un taxi et l’ont emmené à l’hôpital pour une cellule de dégrisement. À l’hôpital, Rodgers pouvait garder un œil sur lui et en a profité pour le mettre au travail. À l’époque, les hôpitaux avaient des chambres d’hôtes qui pouvaient être louées à la journée par les parents et les amis des patients. Rodgers a simplement loué une chambre d’hôpital comme mon bureau et a demandé à Steinway de lui livrer un piano. Ce n’est qu’après avoir terminé la partition, au bout d’un mois, que le médecin de Hart lui a permis de sortir.

Dans ces circonstances, ce qu’ils ont créé est remarquable. En fait, la plupart des treize chansons qui composaient la partition originale étaient considérablement mieux qu’adéquates, et comprenaient deux bijoux: Wait Till You See Her et l’émouvant Nobody’s Heart.

Il y a des lignes dans cette dernière chanson où l’on peut lire une tristesse indicible. C’était comme si Hart avait réalisé que même son amour pour Rodgers était mort, et qu’il n’y avait plus rien à vivre. Dès qu’il est sorti de l’hôpital, il a replongé directement dans la bouteille. Il disparaîtra même plusieurs jours durant les Try-Out à Boston.

image

All’s Fair () a déménagé au Shubert Theatre de Boston le dimanche 10 mai 1942; ils ont ouvert le lendemain soir. Le spectacle était toujours en cours de remodelage. Plusieurs nouvelles chansons ont été ajoutées pendant les Try-Out de trois semaines. Deux autres ont été supprimées et un changement de distribution important a été fait lorsque Richard Ainley a été remplacé par Ronald Graham, une autre victime de The Lady Comes Across. Une charmante routine de danse a été ajoutée durant laquelle Ray Bolger était associé à sa "mère", Bertha Belmore, soixante ans; elle avait joué le même rôle jadis dans la production originale de The Warrior’s Husband.

Maintenant appelé By Jupiter (), le spectacle a ouvert au Shubert Theatre de New York le mercredi 3 juin 1942, et a été un triomphe instantané. Comme quelqu’un l’a fait remarquer plus tard, ce spectacle a probablement mis fin à une époque. Le seul autre musical d’envergure à venir au cours de l’année suivante serait This Is the Army () d’Irving Berlin. Se remémorant By Jupiter (), Joshua Logan a déclaré:

«La chose dont je me souviens le plus de ce spectacle était la dernière belle ballade que Hart ait écrite de sa vie, et c’était Nobody's Heart. En dehors de ça, je ne suis pas sûr que Harry avait tout son cœur dans le spectacle. Bien sûr, il a écrit Gateway of the Temple of Minerva qui était «utilisable». Et un aussi, Careless Rhapsody, qui ne ressemblait pas du tout à du Larry Hart. Life with Father est arrivé à la dernière minute. Et puis il y avait Wait Till You See Her


C’était l’une des plus belles valses que Rodgers ait jamais écrites, et les paroles de Hart, avec son schéma de rimes non conventionnel, avaient une belle tendresse assortie. Ils ont tous adoré, surtout Logan:

«C’est bien sûr une des tragédies de ma carrière musicale. Ce morceau a été écrit très tôt, et c’était une chanson dont nous étions juste fous. Mais à chaque fois qu’on a essayé de le mettre en scène, ça n’a pas marché dans l’histoire. Nous l’avons donc finalement essayé comme numéro de danse, et le chorégraphe Bob Alton y a longuement travaillé. Nous l’avons rajouté et nous avons ouvert à Broadway avec ce numéro, mais nous savions que ce n’était pas bon. Et nous l’avons enlevé, le soir après l’ouverture. Ça ne correspondait pas à l’intrigue, le timing était mauvais. Il y avait des chansons à succès dans le spectacle que je ne pense pas être si bonnes, pas le top de Larry Hart. Ce n’était pas aussi bon que I Married an Angel (), mais c’était un plus gros succès parce que tout le monde venait à New York à cause de la guerre. Et cela a duré deux ans.»

 

image
«By Jupiter»
Broadway 1942 - Programme

By Jupiter () a eu la plus longue série de tous les spectacles de Rodgers et Hart présentés sur Broadway, à l’exception du revival de Pal Joey (), et il aurait pu durer encore plus longtemps que ses 427 représentations si Ray Bolger n’avait pas décidé de quitter le casting pour partir divertir les troupes américaines en Extrême-Orient. Comme il était clair que les spectateurs ne viendraient pas sans Ray Boger en tête d’affiche, il a été décidé de ne pas chercher un remplaçant et de fermer le show. Aujourd'hui Ray Bolger est surtout connu pour avoir joué l'épouventail dans le film The Wizard of Oz.

image
«By Jupiter» - Broadway 1942
De g. à dr.: Nanette Fabray (Antiope),
Benay Venuta (Hippolyta)
& Ray Bolger (Sapiens)
© The New York Public Library

On n'est pas sûr qu'il soit encore possible au XXIème siècle de jouer ce genre de livret, mais dans les mains expertes des créateurs de l'époque, le thème du renversement des sexes a donné lieu à une joyeuse aventure avec des chansons romantiques et comiques de Rodgers et Hart, un livret avec une histoire rapide et délirante (également de Rodgers et Hart) qui comprenait par exemple un correspondant de guerre nommé Homère.

Personne ne le savait à l’époque, mais By Jupiter () allait être malheureusement la dernière création musicale de Rodgers et Hart. L’année suivante, ils s’associeront encore pour la reprise de l'un de leurs succès de 1927, A Connecticut Yankee () pour laquelle ils écriront quelques nouvelles chansons, leurs dernières. Mais By Jupiter () terminera leur collaboration en beauté puisque cela sera, à la création, leur plus longue série de représentations: 427; les productions originales d’A Connecticut Yankee () et de Pal Joey () étaient deuxième et troisième avec respectivement 421 et 374 représentations.

La fin de ce magnifique duo, né plus de 20 ans auparavant, approchait.