1.1.2.
La création du
St Empire Romain Germanique

 1.2.
1806-1813
Confédération du Rhin

 2.
1848-1898
Les années Elisabeth

Au milieu du XIXe siècle, au début du règne de la reine Victoria, la peinture anglaise s'est enlisée dans les conventions académiques et se trouve dans une impasse créative.

En réaction, trois jeunes étudiants de la Royal Academy - William Holman Hunt, John Everett Millais et Dante Gabriel Rossetti - fondèrent la confrérie préraphaélite.

Ils ambitionnent de créer une nouvelle peinture, se référant non plus à la Renaissance, mais à l'art médiéval, celui d'avant Raphaël, libre et authentique, suivant en cela les préceptes de l'influent théoricien victorien, John Ruskin. Leurs tableaux sont colorés, porteurs de multiples symboles et références littéraires, sensibles à la nature et aux questions sociales.

La confrérie se dissout rapidement, mais ses idées continuent à nourrir l'avant-garde anglaise pendant près de cinquante ans. La seconde génération, dominée par Edward Burne-Jones et William Morris, applique les principes préraphaélites au décor, au mobilier et à l'illustration de livre. Au-delà de l'Angleterre, l'univers de Burne-Jones en particulier influencera profondément le courant symboliste.

Quel rapport avec Shaw et Pygmalion? Posons-nous une question assez simple: George Bernard Shaw s’est-il inspiré de quelqu’un pour créer son personnage d’Eliza?

A) Jane Morris, l'époustouflante «NEW WOMAN»

Comme nous l’avons vu, Shaw est très attaché dans toute son œuvre à la défense de la cause féminine. Il sera toute sa vie admiratif de ces femmes qui ont pris leur indépendance. Une vraie indépendance. Une indépendance totale. Jane Morris est l’exemple typique de cette «New Woman».

Le tout jeune dramaturge irlandais - Shaw n’a pas trente ans et n'est pas encore le célèbre et respecté auteur George Bernard Shaw - rencontre pour la première fois Jane Morris au milieu des années 1880 grâce à son mari, William Morris, l'écrivain et militant socialiste.

Bien que déjà dans la quarantaine, l'extraordinaire beauté de Mme Morris rayonne toujours, elle qui avait été l'emblème d'une génération.

Sa masse de cheveux noirs bouclés, ses lèvres fines et son cou de cygne étaient représentés dans quelques-unes des plus célèbres peintures PRÉRAPHAÉLITES des années 1860.

Pour le jeune Shaw, qui avait travaillé comme critique d'art pendant ses débuts, rencontrer Jane Morris est comme regarder une magnifique peinture prendre vie, à l’instar du sculpteur Pygmalion qui voit sa statue bien-aimée, l'exquise Galatea, commencer à respirer devant ses yeux.

N’oublions pas le côté «self-made man» de Shaw. Il n’a pas mis longtemps à tout savoir sur les grandes personnalités de l’époque, notamment les premières années de la célèbre Jane Morris.

Jane Morris est née Jane Burden, à Oxford, en 1839 d’un père palefrenier et d’une mère blanchisseuse. La ville d’Oxford était à l'époque socialement plus divisée que n'importe quelle autre en Grande-Bretagne, y compris Londres:

  • d'une part, il y avait la Gown, ou l'Université d’Oxford, le siège le plus ancien et le plus prestigieux de l'apprentissage en Grande-Bretagne, un aimant pour les jeunes hommes riches et aristocratiques.
  • Soutenant cette existence dorée se trouvait la Town, un réseau d'auberges, d'écuries, de magasins et de blanchisseries, tous conçus pour garantir que la vie des habitants de la classe moyenne et supérieure se déroule en douceur.

La famille Burden appartenait à la Town d'Oxford, et, quand Jane est devenue adolescente, il semblait inévitable qu'elle suive sa mère dans les plus basses fonctions du service domestique. Elle en était au niveau de l’Eliza du début de Pygmalion.

A.1) La Town et la Gown se rencontrent

Un jour au début de l'automne de 1857, les mondes de la Town et de la Gown se sont spectaculairement rencontrés… Deux jeunes diplômés de l'Université, William Morris et Edward Burne-Jones, venaient de gagner un concours ouvert aux étudiants pour réaliser des peintures murales décoratives pour le mur intérieur de l'Oxford Union Library Building.

Pour les aider dans cette tâche colossale, ils invitent plusieurs autres artistes de Londres, y compris leur ami, le peintre-poète Dante Gabriel Rossetti, un membre fondateur de la Confrérie préraphaélite. Vu que cette bibliothèque est un espace laïc, les jeunes hommes abandonnent leurs sujets religieux habituels au profit des Légendes du Roi Arthur qui avaient jadis mis le feu à leurs sens. Voilà pour la Gown… Pour une rencontre, il faut aussi la Town.

Bien que les jeunes peintres étaient tout à fait à l'aise de poser les uns pour les autres comme dans Les Chevaliers de la Table Ronde ou même occasionnellement comme magicien, quand il s'agissait de trouver des modèles pour les personnages féminins, ils étaient obligés de chercher plus loin qu’à l’Université.

À Londres, ils ont l’habitude de hanter les rues, les pubs, et les parcs à la recherche de filles «étourdies», de filles de la classe ouvrière qui les admirent tant qu’elles acceptent de poser pour un shilling. C'était une stratégie qui payait aussi à Oxford.

Mais qu’en est-il de Jane Burden?

Une nuit au théâtre, Rossetti et Burne-Jones repèrent une fille dans le public avec exactement la taille, la pâleur, et les cheveux splendides qui incarnent magnifiquement l’imaginaire visuel du Roi Arthur. Rossetti est si heureux de trouver cet improbable cygne au milieu d’une foule de viles pintades qu’il va immédiatement déclarer son amour à Jane Burden, la fille du palefrenier. Certains affirment même qu'il lui fera immédiatement une demande en mariage. Il devra cependant résoudre un tout petit problème: il est déjà fiancé à un autre «canon», Lizzie Siddal, le célèbre modèle du chef-d’œuvre Ophelia de Sir John Everett Millais de 1852.

Son mariage trop souvent repoussé avec Lizzie approche à grands pas, et même le beau parleur Rossetti doit reconnaître qu'il n'est pas en mesure de faire de Jane une femme honnête. William Morris se dévoue alors comme mari de remplacement. Pourquoi? Nous ne le savons pas… Rossetti a certainement encouragé son ami à prendre sa place, lui permettant de conserver Jane dans son environnement artistique proche.

Jane, pour sa part, accepte la proposition de William pour des motifs froidement pratiques; des années plus tard, elle admettra qu'elle n'a jamais été amoureuse de lui. Pour une fille de la classe ouvrière qui cherchait à améliorer son quotidien, William Morris était un pari beaucoup moins risqué que Rossetti.

Bien que ce dernier soit un artiste établi, il n'a pas le coussin confortable d'une fortune familiale. Morris, en revanche, venait du monde de l’argent – son père était un financier important – sa proposition impliquait donc une garantie de sécurité financière à vie.

Jane quitte son bidonville d'Oxford pour la Red House, magnifique manoir néo-gothique que Morris avait fait construire dans le sud de Londres par l'architecte à la mode, Philip Webb.

Jane Burden n'a pas simplement rencontré un Prince; elle y a aussi gagné un château de Conte de Fées qui deviendra le symbole du mouvement Arts & Crafts.

A.2) Jane Burden est-elle Eliza?

Avec son héroïne cockney, Eliza Doolittle, ramassée à Londres dans le Theatreland, non par un, mais par deux messieurs experts en phonétique – le professeur Higgins et le colonel à la retraite Pickering – Shaw faisait sans doute allusion au fait que Jane avait d'abord été rencontrée dans un théâtre et désirée par au moins deux, et probablement, trois peintres préraphaélites: Burne-Jones, Morris, et Rossetti. Mais pour Jane on ne sait si elle fut obligée de subir le genre de métamorphose sociale intense imposée par Higgins à Eliza.

Certes, certains biographes ont affirmé que pendant la période de ses fiançailles à Morris, l’adolescente Jane fut soumise à un «coaching attentif» comprenant des leçons de piano et une immersion dans la littérature anglaise, afin de la préparer à sa nouvelle vie d’épouse d'un diplômé d'Oxford.

Par contre, il est très important de souligner que, malgré toutes ces mesures visant à «éduquer» Jane, leur relation a été considérée comme suffisamment scandaleuse pour qu'aucune des relations du marié n’assiste à leur mariage le 26 avril 1859.

Cette pudibonderie sociale peut sembler surprenante, compte tenu du grand attachement de William Morris au socialisme – il a soutenu sans retenue un système de propriété commune et le contrôle démocratique des moyens de production. Il était cependant un jeune l'homme de son époque, ce qui signifiait qu'il ressentait une certaine gêne à la pensée que sa femme d’origine modeste rencontre sa mère, déjà veuve, et ses sœurs. De même, Rossetti n'a présenté Lizzie, la fille d'un coutelier très respectable, à sa mère que cinq ans après le début de leur relation.

Pendant ce temps, William Holman Hunt, un autre frère préraphaélite, a payé des leçons d’élocution et de maintien à sa fiancée, une serveuse de bar adolescente, Annie Miller, afin de la former pour l’emploi… d'être sa femme. Le plan de Hunt a eu des conséquences involontaires et spectaculaires. Alors que l'artiste était absent pour une expédition de peinture en Terre sainte sans sa fiancée, cette Annie, nouvellement instruite, est devenue amie avec une série d'hommes de la classe supérieure, y compris le vicomte Ranelagh, dont elle a finalement épousé le cousin, rompant ses fiançailles.

A.3) Transformation et incarnation sociale

Pierre Bourdieu, sociologue de la fin du XXe siècle, dont le travail est mondialement reconnu, a écrit sur l'incarnation sociale, sur la manière dont, dès la naissance, nous absorbons des façons de nous asseoir, de nous tenir debout, de parler, de serrer la main, de se moucher… qui proclament notre statut social à tous.

Ce sont ces signaux physiques subtils, plutôt que tout ce qui est intrinsèque à notre être, qui détermine comment nous sommes «lus» et valorisés par une culture.

Par exemple:

  • Comment nous parlons
  • Comment nous nous habillons
  • Quelle est notre apparence

PARLER - Le principe sur lequel Pygmalion est fondé: le professeur Henry Higgins veut voir si le fait de changer la façon dont Eliza s’exprime va transformer toute sa trajectoire sociale, et même sa vie intérieure.

C'est un processus que Jane Morris a très vite compris. Elle a appris à s'adapter de façon subtile au milieu de son mari, qui, bien que socialiste et progressiste, restait essentiellement distingué. L'approche de Jane était nécessairement moins théâtrale que celle du personnage de fiction qu’est Eliza. Plutôt que d'adopter une nouvelle façon de parler pour éradiquer son accent du peuple d’Oxford, elle a simplement cessé de parler en public!!!

Shaw a toujours soutenu que Jane Morris était «la femme la plus silencieuse que j'aie jamais rencontrée». Dans cet autoconfinement non verbal, Jane a pu suivre l'exemple de Lizzie Siddal, la femme de Rossetti, qui a toujours donné l'impression, en compagnie, qu'elle était désireuse de terminer la conversation avant qu'elle n’ait même commencée.

S’HABILLER - Si parler en toutes circonstances comme une femme de la classe moyenne était un piège pour ceux qui n'y étaient pas nés, s'habiller «avec classe» était beaucoup plus facile.

Les artistes préraphaélites célèbrent un habillage très esthétique pour leurs femmes. Au lieu des énormes crinolines, des ceintures serrées, et des couleurs criardes de la mode commerciale, Jane, Lizzie, et les autres préfèrent des robes non structurées faites à partir de tissus riches, moins éclatants, plus sombres que certains ont comparées à des rideaux ou des tissus d’ameublement. L'effet recherché était le pittoresque médiéval, comme si les femmes étaient sorties vivantes des peintures murales d'Oxford Union. Cet esthétisme a été jugé très charmant dans le monde des nantis branchés de l’époque qui ont institué Jane, et les autres, en égéries de la mode.

La peinture panoramique A Private View at the Royal Academy (1881-1882) de William Powell Frith (1819-1909) montre dans quelle mesure les femmes bourgeoises progressistes avaient adopté le style de robe fluide des préraphaélites avant la fin du XIXème siècle.

PARAÎTRE - L’apparence globale de Jane Morris.

Dans sa jeunesse, ses cheveux frisés «différents», ses sourcils épais de garçon et sa mâchoire androgyne en saillie avaient pourtant attiré les ricanements dans la rue.

Mais, grâce à sa grande visibilité dans les milieux artistiques et le fait qu’elle soit le modèle d’œuvres aussi emblématiques que Proserpine (voir page précédente), The Blue Silk Dress et Pia de’ Tolomei, œuvres de Dante Gabriel Rossetti, encore tout jeune, le type de beauté singulière de Jane Morris est devenu le style de référence auquel chaque femme aspirait alors.

Dans les années 1870, l'écrivaine Mary Eliza Haweis, suggérera que, grâce aux préraphaélites: «Certains types de visages autrefois littéralement haïs sont maintenant à la mode. À l’image d’un visage pâle avec une lèvre saillante...»

En fait, les poupées aux joues roses n’étaient nulle part; on affirmait qu'elles n'avaient «aucun caractère». En bref, Jane Morris a changé la manière dont ces dames ont été regardées.

B) May Moris, la fille de Jane Morris

Durant toute sa vie, et elle fut longue, Shaw a été fasciné par Jane Morris. Lui-même «outsider» – né irlandais et plutôt pauvre – il a suivi de près sa manière de se faire une place au cœur de la vie artistique et politique britannique.

Il a également cultivé une intense affection pour sa plus jeune fille, May Morris, un moyen sans doute de se sentir plus proche d’elle encore.

Dans l’agenda de Shaw on trouve des duos de chant avec May aux fêtes de la Ligue socialiste et on sait qu’il l’accompagnait au théâtre pour découvrir les nouvelles pièces d’Ibsen, qui explorait des relations entre les hommes et les femmes à l’époque où naissaient les premières idées d'égalité sexuelle.

May a déclaré son amour à Shaw en 1886. Il venait d'avoir 30 ans et n'avait encore publié aucune pièce de théâtre: il n’était qu’un journaliste vivant chez sa mère. Le jeune irlandais a décliné. Trop pauvre pour se marier, pensait-il.

Pour maintenir malgré tout son lien avec la famille Morris, Shaw a soutenu que des «fiançailles mystiques» existaient entre lui et May, revendication légèrement gâtée par la révélation d’une aventure sexuelle qu’il entretenait avec une femme beaucoup plus âgée que lui, amie de sa mère.

C) Et l'Eliza de Pygmalion?

Certaines de ces relations intergénérationnelles ont trouvé une place dans l'écriture de Pygmalion. Comme nous le savons, les spectateurs et même les acteurs du premier cast à Londres en 1914 étaient désespérés que la pièce ne finisse pas par une conclusion romantique entre Henry Higgins et sa très jeune protégée, Eliza. Mais Shaw a toujours clairement affirmé que celui qui aspirait à un tel dénouement n'avait tout simplement pas compris la logique morale de la pièce.

Higgins peut en effet espérer qu’Eliza devienne une Galatea moderne, cette belle statue qui prend vie et épouse son créateur frappé d’amour, Pygmalion. Eliza, elle, a de toutes autres idées. Elle explique qu’acquérir la parole de la classe moyenne lui a donné non seulement la respectabilité, mais quelque chose de plus précieux: le respect de soi.

De même, Jane Morris n’était pas une domestique reconnaissante. Bien plus qu'une simple muse d'artiste, elle a contribué activement au succès de Morris & Co, la florissante entreprise que son mari a créée pour diffuser le style «Esthétique».

Et ce, par une compétence particulière: l'aiguille. Ce talent apparemment humble et pratique, qu'elle a élevé au rang des beaux-arts, produisant des textiles magnifiques que ce sont arraché certains des ménages les plus exigeants du pays.

Certes, William Morris avait sorti Jane de la pauvreté, ce n’est pas pour autant qu’elle a considéré devoir renoncer à ses propres besoins émotionnels et sexuels. Tout comme Eliza, elle s’est réservé le droit d'aimer celui qu'elle choisirait, que cela fasse partie des convenances ou non.

Dans les années 1860, elle a finalement consommé son histoire d'amour avec Rossetti, vivant même parfois avec lui à Kelmscott Manor, la propriété de son mari dans l'Oxfordshire à quelques miles de son lieu de naissance. Plus tard, quand elle quitta Rossetti en raison de cette toxicomanie qui finirait par l’emporter, elle a entamé une liaison avec l'écrivain,-voyageur et poète Wilfrid Scawen Blunt, allant jusqu’à lui rendre visite… en Égypte.

Quand, dans la scène finale de la pièce, Higgins demande à Eliza de lui obtenir des gants, des cravates, du jambon et du fromage puisqu’elle sort, la ramenant de fait à un rôle de serviteur ou de statue qui respire, mais rien de plus… nous, spectateurs, nous sentons quand le rideau descend, qu'elle ne se conformera pas à ses ordres.

En conclusion, Jane Morris s'était totalement façonnée elle-même pour incarner la «NEW WOMAN», cette femme indépendante, autonome, informée et habile que Shaw tentera de toutes ses forces d’introduire dans la culture britannique.

Jane Morris est décédée le 26 janvier 1914, juste six semaines avant qu’Eliza Doolittle et sa détermination ne conquièrent la scène de Londres. Avec sa clarté explosive et sa force de voyager à travers sa vie exactement selon ses choix, la relève était assurée.