Une tempête de sentiments

Comme à son habitude, Reza puise dans notre quotidien banal des situations normales qu'elle exagère au maximum pour les rendre absurdes. Qu'il s'agisse de l'éducation, du jugement permanent de l'autre ou de l'irrespect, elle fait le portrait au vitriol d'une société qui évolue dans un manque qu'elle peine à combler, mais qu'elle tente de noyer dans des futilités, des téléphones et des cigares, des questions dont les réponses n'ont aucune importance.
Les mots s'accumulent mais les phrases n'ont aucun sens, le discours est inexistant: quand on parle, à quelle fin le fait-on?


"Ce qui m’intéresse, ce n’est pas raconter des histoires, mais critiquer l’existence." Yasmina Reza arrache les masques avec jubilation. Dans "Art", l’achat d’un tableau blanc dévoile les lézardes d’une amitié apparemment bien cimentée. Ici une conciliation entre des parents, pleins de bonne volonté, tourne à l’aigre et réveille le dieu du carnage. Avec un humour décapant, ce huis clos explosif révèle la vérité cachée sous le vernis des conventions et stigmatise la médiocrité de nos comportements.

A la demande des parents de Ferdinand Reille, gamin bagarreur qui a cassé deux dents à leur fils Bruno, Véronique et Michel Houillé acceptent de remplacer "armé d’un bâton" par "muni d’un bâton", dans le constat, qu’ils rédigent pour l’assurance. Ils se montrent tolérants. Normal, entre gens de bonne compagnie. On prend le café, on bavarde et... la situation dégénère. L’élégant salon va se muer progressivement en champ de bataille.

Véronique, la maman de la victime, voudrait discuter de la responsabilisation de Ferdinand, des excuses qu’il devrait présenter. Mais happé par son portable, Alain, son père, plombe constamment la conversation : entre deux morceaux de clafoutis, cet avocat manipulateur donne des directives, pour l’emporter dans une affaire véreuse. Que lui importe cette querelle de gosses ! Et puis la castagne, c’est l’école de la vie ! Opinion partagée par Michel, qui se souvient avec fierté de ses exploits de chef de bande. Face à ces adorateurs de John Wayne, Véronique qui "a la faiblesse de croire au pouvoir purificateur de la culture" se retrouve bien seule. Annette est ouverte au dialogue, mais sous l’effet de la tension ambiante, elle est prise de vomissements, qui arrosent copieusement la veste de son mari et un livre d’art "introuvable", consacré à Kokoschka.

Dans les rounds suivants, l’auteur exploite à fond la situation. Ses dialogues féroces, percutants montrent l’affrontement des couples, le déchirement entre les époux et l’explosion des ego. Dopés par de larges rasades de vieux rhum, ces bobos font voler en éclats les règles de bienséance et perdent la face. Alain nous choque par son égocentrisme, sa muflerie et son cynisme. Brandissant la misère du Darfour, Véronique agace par ses leçons de morale. Annette finit par se décoincer et surprend par sa mauvaise foi. Plus authentique que les trois autres, Michel ne supporte pas la condescendance des intellos. C’est un fils attentionné, un brave type qui souhaite que chacun vive en paix. Cependant, il s’est laissé déguiser par sa femme en homme de gauche et a lâchement abandonné le hamster de sa fille. Par phobie des rongeurs.

Cette démystification est d’autant plus réjouissante que ces adultes civilisés nous désarment parfois par leur comportement enfantin. Observez les protestations rageuses d’Alain, quand on lui a cassé son beau jouet. Dans sa mise en scène, Michel Kacenelenbogen canalise avec doigté la montée de la violence. Le rythme de la représentation s’accélère insensiblement. On rit beaucoup, mais la comédie ne tourne pas au vaudeville. Grâce à la justesse de leur interprétation, les quatre acteurs, au mieux de leur forme, incarnent des personnages dérisoires et humains. Leurs certitudes, leurs illusions, leurs prétentions, leurs faiblesses réfléchissent les nôtres. Comme un miroir.

Jean Campion - Demandez le programme - 25/11/2008

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