Emotion, signée Thierry Debroux

Le Roi Lune de Thierry Debroux redonne vie à un des personnages mythiques de l'histoire de l'Europe. Un de ces hommes né à une époque qui n'est pas la sienne et qui refuse de se soumettre à l'air de son temps. Son seul et unique moteur? La passion. Il aime le beau, l'art. Et il va mettre une énergie considérable, tant humaine que financière, au service de Richard Wagner, son ami, afin qu'il puisse créer librement ses opéras grandioses. Il mourra seul, fou, suicidé dans cinquante centimètre d'eau, sur le bord d'un lac.


Retiré des eaux vers vingt-trois heures, le corps du roi avec celui du professeur Gudden est tout d'abord emmené vers un hangar à bateaux pour n'être étrangement transféré vers le château de Berg que le lendemain, vers trois heures.

En ce 14 juin, la Bavière apprend la tragique nouvelle, mais nul n'est plus touché que l'impératrice Élisabeth. Choquée, elle s'enferme dans une mystique dans laquelle personne ne peut l'atteindre. Fidèle, elle se dispute violemment avec la reine Marie qui prête foi à la thèse de la folie. Acerbe, elle n'appelle plus le régent Luitpold que "l'hypocrite perfide". Effondrée et incapable de surmonter l'épreuve, elle demande que l'on place pour elle un bouquet de jasmin entre les mains de Louis. La présence spirituelle de l'impératrice est si forte que d'aucuns pensent l'avoir vue toute de noir vêtue, le visage dissimulé, venir se recueillir et sangloter dans la chapelle ardente où le peuple précédemment tenu à l'écart est invité à venir rendre un ultime hommage à un souverain qu'elle ne cessera jamais de révérer.

Louis mort, Othon devient roi, ce qui ne fait que confirmer les dispositions prises en vue de l'établissement de la régence. Othon sans en avoir évidemment conscience sera roi jusqu'en 1913 et mourra trois ans plus tard sans jamais avoir quitté le château de Fürstenried où il est interné.

Le corps de Louis est ramené à Munich le 15 et durant trois jours, une foule silencieuse et recueillie vient s'incliner devant la dépouille de son monarque. Habillé d'un costume de velours noir et de l'hermine de l'ordre des chevaliers de Saint-Georges auquel il resta longtemps fidèle, Louis II est entouré de milliers de roses qui sont autant de témoignages d'affection tandis qu'entre ses mains posées sur le cœur demeurent les jasmins d'Élisabeth.

Immuable rituel des funérailles royales, le corps du roi est ensuite embaumé tandis que le cœur est placé dans une urne d'or qui ira rejoindre celles des autres Wittelsbach dans la chapelle d'Altötting. Dans la capitale, le corbillard tiré par huit chevaux s'ébranle pour rallier l'église Saint-Michel, nécropole des souverains bavarois où, par un singulier raccourci de l'histoire, ils cohabitent avec Eugène de Beauharnais, gendre de Maximilien-Joseph qui par faveur de Napoléon devint le premier roi de cet antique pays germanique.

Mais Louis est également enseveli sans cerveau, car il importe de démontrer a posteriori la folie du roi qui ne peut plus être ni entendu ni examiné dans le cadre d'une contre-expertise sérieuse. Avec un opportunisme d'autant plus surprenant que le fonctionnement du cerveau est à l'époque très mal connu, les aliénistes trouvent des malformations sensées appuyer les conclusions du rapport psychiatrique dont l'auteur est également décédé.

Dès le début, la suspicion plane sur les conditions exactes de la mort de Louis II. Le régent Luitpold est considéré comme le commanditaire du meurtre et au parlement, on évoque la manipulation en termes à peine voilés, comme en ce 26 juin où le député Stamminger lance que le rapport n'a pour but que d'être une justification à l'exclusive attention des survivants. La rumeur s'amplifie, mais la police tenue par le régent et le gouvernement veille et très rapidement, les voix discordantes sont neutralisées et la presse, muselée : seule doit demeurer la thèse officielle du suicide.

Singulière situation que celle offerte par cette ultime scène d'une grande tragédie dans laquelle les protagonistes connaissent ou devinent les lourds secrets étouffés.

Elisabeth avait prédit que sa famille serait marquée par des morts violentes et nul ne sait si elle vit en cette année 1886 la comtesse Orlamonde comme nul ne sait si elle eut la prescience de la mort de son fils Rodolphe et de sa maîtresse Marie Vetsera à Mayerling en 1889 ou de la disparition tragique de sa jeune sœur Sophie, la fiancée de Louis, brûlée vive alors qu'elle tentait de sauver des employées lors de l'incendie du Bazar de la Charité à Paris en 1897. Victime à Genève d'un stupide anarchiste italien l'année suivante, la Mouette prend son dernier envol afin de rejoindre l'Aigle qu'elle avait tant chéri.

Quant à Bismarck, il se retire définitivement à Friedrichsruh en 1890. Usé et ayant perdu le goût de vivre après la mort de sa femme Johanna, le chancelier de fer s'éteint la même année que Sissi, comme si ces deux témoins emportaient avec eux une certaine vision de l'ancien monde.

Le prince Luitpold demeure régent jusqu'à sa mort en 1912 et est relayé par son ambitieux fils qui, après la déchéance définitive d'Othon, devient le roi Louis III en 1913, à l'aube d'une guerre qui sera fatale aux monarchies germaniques.

Le 7 novembre 1918, la révolution éclate et Louis III doit fuir alors qu'est proclamée la république par des conseils de soldats et d'ouvriers. Devenue docteur Faust d'une Allemagne désorientée, la Bavière est le refuge de nombreux mouvements radicaux dont le parti national-socialiste qui fera connaître au Reich son unique et terrible expérience centralisatrice.

Quand s'effondre le nazisme, le sort de l'Allemagne demeure incertain et les Bavarois se souvenant de leur âge d'or, de leur Grand Siècle, songent en 1947 à rétablir la royauté, mais l'occupant américain qui redoute un sentiment monarchique qui lui échappe et qui l'insupporte interdit la concrétisation de ce projet.

Qu'importe, car avec le souvenir de l'Aigle plane à jamais sur les cimes alpestres une certaine vision de l'Allemagne tandis que flotte avec fierté et orgueil l'étendard blanc et bleu des Wittelsbach, symbole éternel de la pérennité du royaume et de la mémoire de Sa Majesté le Roi Louis II de Bavière !

Retour à la page précédente