Pie Tshibanda compare la modernité occidentale et les traditions africaines avec leurs problèmes respectifs.

Pour son deuxième spectacle, Pie Tshibanda compare la modernité occidentale et les traditions africaines avec leurs problèmes respectifs. Après le succès phénoménal de son premier spectacle, le "fou noir" débarque à nouveau sur la scène du pays des Blancs, avec de nouvelles histoires à raconter!


Certes, un conteur d'histoires, un «nouveau» belge qu'on écoute et qu'on entend, un voyageur qui a sillonné la Francophonie du fond de notre Wallonie à Ouagadougou en passant par Québec, Cotonou, Paris, Avignon, Kinshasa (à l'heure ou nous écrivons ces lignes) - avec pour seul et magnifique bagage son Fou Noir au Pays des Blancs...
Certes Pie est tout cela. Et d'autres choses encore...
Après quatre années de compagnonnage avec l'artiste Tshibanda et les 800 représentations d'Un Fou Noir au Pays des Blancs, nous avions envie de mieux le saisir. Lui que nous considérons comme un funambule évoluant sur le mince fil reliant parfois la modernité occidentale à la tradition africaine. Alors, nous l'avons questionné…
Ci-après, nous vous livrons ses réponses, celles d'un artiste qui sublime sur scène les doutes dont il est perclus et qui le rendent profondément humain. Ce sont ces doutes qui - croyons-nous - auront été le moteur de Je ne Suis pas Sorcier!

Olivier Blin
Administrateur-Délégué
La Charge Rhinocéros, producteur


Pourquoi un deuxième spectacle? Qu'est-ce qui t'a donné envie ou t'a convaincu qu'il fallait revenir et dire autre chose ?
Pour deux raisons. La première, pour répondre aux attentes des gens. Certains ont déjà vu Le Fou Noir au Pays des Blancs trois ou quatre fois. Je le joue depuis quatre ans, j'avais envie de leur répondre positivement.
Le premier spectacle, c'est l'histoire d'un Africain qui arrive en Belgique, et qui, choqué par ce qu'il voit, réagit. Une fois en Belgique, c'est le moment du doute, de l'écartèlement. Et j'ai encore eu envie de partager cela avec le public. Je suis dans un moment de doute, c'est la deuxième raison qui m'a fait créér Je ne Suis pas Sorcier.
Je me souviens d'une phrase d'un sage, qui a dit «Quand on arrive dans un pays étranger, le premier jour, on a envie d'écrire un livre. Après une semaine, on a envie d'écrire dix pages. Après un mois, on a envie d'écrire quelques lignes. Et quand on a fait un an et plus, on n'a plus envie d'écrire.»
Ça veut dire que quand on arrive, on est choqué, on a envie de parler, mais au fur et à mesure qu'on habite là, on comprend certaines choses, alors le choc n'y est plus et on n'a plus envie d'écrire. Chez moi, c'est le contraire.
Mes racines africaines sont très ancrées et les «valeurs» occidentales, ainsi que mon quotidien en Belgique provoquent en moi comme un déchirement. Et j'ai envie de partager ça avec les gens.

Aujourd'hui, tu as l'impression d'avoir davantage de doutes que de certitudes?
On sent bien que le deuxième spectacle regorge de nouvelles questions, il est beaucoup plus spéculatif que le premier. On est passé d'un état d'esprit à un autre.

Tu as l'impression d'avoir plus de doutes aujourd'hui? En souffres-tu?
Souffrance oui. Quand on doute, c'est qu'on ne sait pas très bien à quoi on aspire. Mais, moi, je sais à quoi j'aspire. Je suis capable de comprendre ce que je vois ici.
Déchirement, donc, dans la mesure où j'ai envie de dire que je comprends ce qui se passe ici, mais ce n'est pas pour autant que j'ai envie d'abandonner ce que j'ai connu de l'autre côté, et qui fait partie de moi.
Il y a des choses qui font partie de moi et qui ne font plus partie de l'ordre du rationnel. Ces choses, qui resteront toujours au fond de moi-même, risquent de continuer à provoquer des troubles. Mon Afrique se situe au niveau de l'inconscient. Que faire, alors ? Je tente de rester moi-même, en étant témoin de la lutte entre les valeurs d'ici et celles de là-bas.
Alors, les histoires que tu racontes, tu te les racontes aussi à toi-même, pour rester attaché à tes valeurs africaines? Ne les répètes-tu pas pour ne pas les oublier, et que les gens ne les oublient pas?
Il y a s'écouter, je ne le nie pas. Mais il y a aussi partager. Partager, comme si j'avais envie de dire aux gens d'ici «Faites attention, vous allez peut-être trop vite!».
Mais partager avec les autres, c'est dire «Oui, d'accord, je dois faire un effort par rapport à ce que je vois, pour que nous allions de l'avant. Parce que l'Europe va de l'avant». Mais en même temps, je me demande si vous ne devriez pas réduire un peu la vitesse... Je suis comme quelqu'un qui court derrière vous et qui vous demande de ne pas piétiner les bonnes choses!

Est-ce que le public t'influence dans ta manière de jouer?
Oui, il m'est arrivé de changer des choses. Et cela est dû au fait que l'intérêt de ce spectacle, c'est que je l'adapte à chaque fois. Une équipe de cinéma m'a suivi pendant six mois, pour faire le dvd "Le Commis conteur". Et ils ont remarqué que j'avais retiré des choses de mon spectacle. Mais le spectacle dure toujours autant de temps! Donc, le spectacle a évolué.
Une autre femme m'a dit qu'elle ne sentait plus la virulence du début. Comme si j'avais compris certaines choses. Les premières fois, je parle de l'Office des Etrangers, des centres fermés, etc. Mais malgré toutes ces souffrances, j'arrive à avoir une place dans le village. Je pense à cette femme qui m'a apporté tous les jours du potage pendant une semaine, à midi. Ou encore à cette femme qui me rappelle chaque année la date anniversaire de l'arrivée de ma famille, alors que je l'avais moi-même oubliée.
Au fur et à mesure qu'on vit avec les gens, on se rend compte que le Belge, c'est quelqu'un qui a comme un morceau de glace autour de lui. J'ai pris le temps de briser ce morceau de glace. C'était la peur de l'étranger, la peur de l'inconnu qui faisait la distance, mais cette distance n'existant plus, le spectacle change!
Avant, je regardais du dehors, maintenant je vois les choses du dedans. Le spectacle ne peut que s'en trouver enrichi!

Penses-tu que le deuxième spectacle va avoir de l'impact sur le premier?
Je vais rejouer Un Fou Noir au Pays des Blancs, parce qu'on me le demande!
Une femme qui vient, et qui revient, et qui dit, c'est la troisième fois et je reviendrai encore, parce que je perçois quelque chose dans ton spectacle, je ne sais pas comment le définir, mais je viens le chercher pour aller l'insuffler à mon mari, pour qu'il reprenne goût à la vie.
Le Fou Noir, c'est montrer à l'être humain qu'il y a toujours un moment où il peut faire appel aux ressources qu'il a en lui. Tant que les gens verront cet aspect-là du Fou Noir, je continuerai à le dire!
Je ne suis pas fatigué de le jouer! D'ailleurs, avant d'entrer en scène, je ne me concentre pas, je suis dans le public. Et en voyant tous ces gens, ça recharge mes batteries.
Je ne pense pas que mon nouveau spectacle Je ne suis pas Sorcier va influer tellement sur le Fou Noir, parce qu'il n'y a pas de contradiction. Dans le premier spectacle, je fais une course pour vous suivre, et aujourd'hui, je vois que mes enfants sont plus rapides que moi. C'est ce que j'explique dans Je ne suis pas Sorcier.

Tu as déjà déclaré que tes enfants étaient beaucoup plus ouverts aux valeurs européennes que toi. Est-ce que tu n'as pas peur du décalage entre les valeurs que tu protèges coûte que coûte et celles dans lesquelles ton entourage est baigné?
J'ai peur de ce décalage, oui.
Mon fils cadet, qui est en sixième primaire, m'a demandé pourquoi je l'avais inscrit en religion, et pas en morale. En Afrique, mes autres enfants ne m'auraient jamais posé cette question!
J'étais fatigué, je lui ai répondu que c'était normal qu'il me pose cette question, parce qu'entre l'école, les jeux, l'ordinateur, il n'a pas eu le temps de voir que Dieu existe. Alors qu'en Afrique, avant de manger, tu remercies Dieu que la nourriture soit sur la table. Tu penses à lui ! Je n'ai pas envie de rester enfermé dans mes valeurs. Mais j'ai peur que mes enfants, en voulant faire comme les Européens, ne soient jamais des Européens. On leur dira tôt ou tard, comme on me l'a dit à moi.
Un matin, j'ai reçu une lettre d'un homme d'un certain âge - je pense qu'il avait été voir mon spectacle -, où il était écrit que je devais rentrer dans mon pays.
Un autre jour, je vais chez mon garagiste. Et je vois que mon garagiste donne des cours à des apprentis. Je lui demande s'il engage des apprentis. Il me répond: «Pas les Noirs, Monsieur, pas les Arabes. Je ne suis pas raciste, mais si j'accepte des Noirs ou des Arabes, je perds une partie de ma clientèle.»
Donc, ça veut dire qu'à compétence égale, tôt ou tard mes enfants ressentiront le poids de leurs origines.
Ce sont des choses avec lesquelles nous, nous devons faire.
Donc, que mes enfants s'intègrent, c'est bien, mais ont-ils tout à fait leur place ici ? Et puis, j'ai peur qu'une fois qu'ils retourneront en Afrique, ils soient totalement devenus des étrangers à leur propre pays...

Tu penses donc qu'un jour, ils vont rentrer là-bas?
Ils me posent de temps en temps des questions sur la coopération, les pays du tiers monde, etc. Je ne sais pas s'ils voudront aller précisément au Congo, mais je sens un appel de l'Afrique - surtout chez l'aîné qui l'a mieux connue que les autres.
Je ne veux pas faire de projets à la place de mes enfants, mais je voudrais qu'ils soient aptes à travailler et ici et là-bas. Il ne faut donc pas qu'ils perdent trop de ce qu'il y a là-bas.
Si quelqu'un me trouve enfermé dans ces valeurs-là, eh bien, j'en suis assez fier.
Par exemple, pour moi, la famille, c'est quelque chose de très important, c'est la cellule de base de toute société. Sans famille, on perd l'assise sur laquelle on peut rayonner. Donc je vais dire à mes enfants: «Construisez une famille».
Quand un Européen voudra épouser ma fille, je lui demanderai si c'est pour le meilleur ou pour le pire. En posant cette question, je veux qu'il me réponde: «Et pour le meilleur et pour le pire». Mais s'il me répond que c'est seulement pour le meilleur, là, ça me dérange. Vivre le meilleur, c'est typiquement européen.
Pourtant, c'est un couteau à double tranchant. Parce que le meilleur, c'est quand on est jeune. Or il arrive un moment où on va au soir de sa vie: alors, quand on n'a plus le meilleur, sur quoi peut-on compter pour construire une relation avec quelqu'un? Si on ne prend pas le temps de faire avec quelqu'un une certaine communion, qu'est-ce qui subsistera quand il n'y aura plus rien de meilleur, que ce soit sur le plan de la santé, le plan matériel, etc.?
Les femmes européennes de 40 ans se plaignent de voir partir les hommes dès qu'elles veulent un enfant. Mais la rançon de la liberté que l'on prend pendant la jeunesse, c'est la solitude au soir de la vie.

En Afrique, ça se passe beaucoup plus tôt? Il y a plus de stabilité?
Plus tôt, oui. Moi, je suis marié depuis 20 ans. Nous avons eu des moments difficiles, mais nous nous disions que les moments difficiles étaient là pour être surmontés, les moments difficiles ne sont pas là pour casser. Je crois qu'il nous faut absolument construire: ce qui va se passer plus tard, ce sera en fonction de ce qui s'est passé dans notre jeunesse.
À Noël, j'ai vu des gens pleurer parce qu'ils étaient seuls... alors nous les avons invités!
En Europe, avec la libération des mœurs, nous sommes convaincus qu'il faut profiter de sa jeunesse, connaître plusieurs personnes dans sa vie... Tu dis, toi, qu'on en paierait le prix? Qu'en Afrique, ça ne se passerait pas comme ça, parce que les préoccupations sont autres, et qu'on n'a pas le temps de batifoler? Mais, d'un autre côté, n'est-ce pas plus enrichissant de connaître plusieurs personnes?
C'est vrai que rencontrer plusieurs personnes correspond à rencontrer autant de mondes dif-férents. Mais, si d'un côté, j'ai envie de comprendre cela, de l'autre, j'ai envie de dire que les femmes africaines qui ne se sont jamais mariées, elles ont tendance à se considérer comme maudites: elles ne se sentent pas belles. À celles qui veulent rester libres, on conseille quand même de se marier, quitte à divorcer après! Mais qu'elles ne restent pas célibataires du début à la fin de leurs jours!
Il existe même en Afrique une cérémonie spéciale pour enterrer les gens qui ne se sont jamais mariés! On fait la différence entre «ceux qui meurent» et «ceux qui meurent tout à fait». Celui qui ne laisse pas d'enfant derrière lui meurt tout à fait.
Une fille africaine souffrira plus de son célibat qu'une européenne. C'est ce que j'essaie de dire à mes enfants: vous voulez être européens, d'accord, mais alors, allez-y à 100%!
Une femme africaine, de manière générale, est entretenue par son mari. Donc, quand elle arrive en Europe, elle est séduite par l'émancipation, mais elle garde leur côté africain où c'est l'homme qui la supporte. Dans un couple mixte, la femme continue à se faire entretenir par son mari; l'argent qu'elle gagne elle-même, elle se le réserve.
Une femme africaine a donc deux façons d'arriver à ses fins: les études et le mariage. Pas l'homme.

La famille est très importante pour toi. Serait-ce la plus sûre stabilité de ta vie, alors que tu as changé de pays, de milieu, de métier... N'est- ce pas une manière de te raccrocher à ce qui ne change pas et qui ne doit pas changer?
Je suis arrivé à la conclusion que, dans la vie, ce qui importe, c'est de rester conséquent avec soi- même. Je suis dans un milieu où la famille a évolué; j'évolue avec elle. Mais à mon âge, je ne pense pas qu'il soit encore temps de battre le fer: ce n'est plus le moment de donner une autre forme à ma famille. Je me repose sur ce que j'ai déjà construit. C'est vrai que la famille peut évoluer, mais on ne doit pas l'obliger à évoluer. Dans le monde entier, il y aura toujours des valeurs: lors des campagnes présidentielles, les candidats exhibent encore leur femme et leurs enfants. En Europe comme ailleurs, cette valeur, cet idéal existent toujours.
C'est pour ça qu'on peut dire certaines choses à ma fille qu'on ne peut dire à ma femme et à moi. Il ne faut pas oublier non plus qu'au Congo, l'espérance de vie est de plus ou moins 50 ans. C'est comme si, en Europe, vous aviez une double vie! Vous vous comportez donc différemment que si vous n'aviez qu'une vie. Ce n'est pas parce qu'on m'a transplanté d'un milieu à un autre que je vais accéder à une double vie, moi! Je ne peux pas jeter ce que j'ai connu avant!

Est-ce que tu pourrais me dire ce que ton arrivée ici t'a apporté de positif et de négatif sur le plan de ton affection et de ton évolution personnelles?
Sur le plan de mon évolution personnelle, j'ai appris à me couper un peu plus de mes enfants. Parce qu'ici, dès la première année primaire, les enfants peuvent vous quitter pour des voyages scolaires ou des stages à l'étranger. Je n'avais jamais connu ça au Congo ! J'ai souffert le premier jour, mais j'ai pu comprendre, grâce à ça, que si je dois mourir, mes enfants ne seraient plus aussi liés à moi ici qu'ils ne l'auraient été en Afrique.
Et puis, le premier jour où ma femme a commencé à travailler, j'ai eu des cauchemars la nuit, parce qu'elle a commencé par un poste de nuit. Puis elle a pris un poste de jour, et elle est partie travailler le jour. Avant, elle était mère au foyer!
Ces éloignements-là ont d'abord été difficiles à vivre, mais avec le temps, je les ai acceptés. Parce que si je dois disparaître un jour, ils souffriront moins. Un détachement s'est déjà produit. Une autre chose que j'ai intégrée, c'est que quand j'étais en Afrique, j'étais très moralisateur. Maintenant, je dis plutôt aux gens d'être conséquents avec eux-mêmes. Je ne dis plus «faites ceci ou cela», je dis «soyez honnête, et assumez». Je suis devenu moins sévère, je ne juge plus. J'essaye seulement de comprendre.
Mais je ne me reproche pas d'avoir été moralisateur au Congo. Parce qu'au Congo, il faut d'abord savoir quelles sont les valeurs sur lesquelles je vais moi reposer pour les inculquer à mes enfants. En Afrique, si tu laisses courir ta fille n'importe où, tu vas la perdre : elle va attraper le sida, ou tomber enceinte, parce qu'il n'y a pas de préservatif.

En Europe, l'enfant a réponse à tout. Donc, que reste-t-il à lui donner, ça devient interpellant.
Pour tes enfants, ça doit être difficile aussi de vivre à la fois dans une culture africaine, à la maison, et dans une culture européenne, partout ailleurs.
Oui, c'est difficile! Un jour, une de mes filles m'a dit «J'en ai marre d'avoir des parents africains!» J'ai laissé un peu passer la tempête, puis je lui ai demandé de m'écrire sur une page les reproches que l'on pouvait faire à des parents africains. Elle l'a fait. Et j'ai répondu sur cette même page les valeurs qui sont les miennes. On s'est échangé vingt pages.
Quand elle les relit, je lui montre qu'à cause de la colère, elle a été intellectuellement malhonnête, elle a fait du chantage affectif, ou elle m'a parlé sur un ton qui ne me revient pas.

Tu as l'impression d'être devenu meilleur?
Meilleur ? Non, je m'adapte. Quand j'étais en Afrique, je m'étais adapté à l'Afrique.

As-tu l'impression de mener un combat dans tes spectacles? Et si oui, comment définirais-tu ce combat?
Oui. Dans mon pays, au fur et à mesure que tu vieillis, tu vas vers le sacré, tu montes de valeur. Mais quelqu'un qui quitte l'Afrique à 40 ans, il arrive juste à l'âge où il commence à cueillir le fruit de sa jeunesse, et il va dans une société où, à cet âge-là, on décline. Donc, je n'ai pas eu le temps d'arriver au sacré.
Et, plutôt que de me demander si j'y perds ou si j'y gagne, j'ai décidé de me battre. J'ai monté le spectacle pour pouvoir faire partager ma sagesse au public. C'est un peu l'aboutissement de mon combat. Alors, la sagesse, ce n'est plus seulement donner des leçons, mais c'est aussi pouvoir s'adapter à son public pour qu'il y ait vraiment partage.

Et après? Comment vois-tu la suite? Penses- tu qu'il y aura encore quelque chose, ou préfèreras-tu te retirer?
Maintenant, il y a une certaine pression, des spectateurs, des producteurs... Mais je vais arrêter un jour. Qu'est-ce que je vais faire après? Je resterai disponible pour les gens. Pour le moment, nous refusons beaucoup de demandes, venant des écoles, ou des assistants sociaux qui voudraient savoir comment ça se passe en Afrique pour mieux aider ceux qui viennent de là. Je voudrais devenir une personne-ressource. Tout en continuant à écrire - ce qui est le sommet de la sagesse!

Tu crois que tes enfants sont conscients qu'ils ont une double culture?
Oui ! Ils savent qu'ils viennent d'Afrique, qu'ils ont des valeurs de là-bas. Et puis, les élèves de leur classe leur posent tout le temps des questions sur leur pays d'origine. Tout le temps, on leur renvoie une image de l'Afrique. Surtout d'une Afrique caricaturée, avec les gens qui vivent tout nus dans des arbres ou dans des cases. Donc, même s'ils avaient voulu se sentir d'ici, ils sont toujours rappelés à l'Afrique. Ça les poursuit tout le temps. Et quand ça va les poursuivre même sur le plan professionnel, alors quoi ? À ce moment-là, ils sauront qu'ils ne pourront jamais être totalement Européens.

Tu as l'impression que ça n'évoluera pas? Ou, depuis que tu es là, tu as vu que la situation s'améliore?
Il y a des améliorations au niveau personnel, des individus qui se sentent différents après avoir vu mon spectacle. Certains m'ont dit qu'avant de m'avoir vu sur scène, ils n'avaient jamais pensé qu'ils pouvaient parler avec un Africain! J'ai donc vu des changements. Et puis, beaucoup d'Européens ont leur cœur en Afrique, pour y être resté quelque temps...
Au niveau européen, les débats continuent. Ils se demandent même s'ils ne vont pas faire un camp de demandeurs d'asile hors de l'Europe; on parle de la Lybie.
Mais qu'est-ce qu'on peut espérer de mieux comme évolution que de voir tous ces gens qui viennent voir mon spectacle?! Des gens viennent de Verviers pour me voir à Uccle... c'est quand même un compliment! C'est que des gens se disent: «Lui, il a une parole, on va l'écouter!». C'est une reconnaissance magnifique pour moi.
C'est ça qui est intéressant!
Ça me rappelle qu'une fois, je devais aller à Tamines avec un ami. Et on s'est perdus. Je lui ai dit de demander le chemin à quelqu'un, mais il n'a pas voulu. Il me disait qu'on ne devait pas déranger les gens!
L'Européen, c'est celui qui sait, qui ne doit pas demander.

Dans Je ne suis pas Sorcier, tu parles beaucoup de la mort. Est-ce que tu trouves que l'approche de la mort par les Européens est plus matérialiste que celle faite par les Africains? Que penses-tu de cette différence d'approche, en général?
Je trouve que les Européens ne savent plus pleurer leurs morts. Or lorsqu'on regarde l'évolution de l'espèce humaine, dans les critères qui ont fait que l'homme est devenu l'homme, il y a, entre autres, la manière qu'il avait de traiter ses morts.
J'ai vu qu'ici en Belgique, vous avez dans vos paroisses de nombreux prêtres et abbés africains. Ils sont étonnés que les morts leur soient amenés par des croque-morts, et pas par la famille. Ils se demandent si le mort a eu une vie sociale, des enfants, des voisins.
Ici, on est tellement mal pleurés que certains se pleurent même à l'avance eux-mêmes!

Est-ce que tu ne penses pas que tout ça soit dû à un mode de vie - où les gens sont plus éclatés - qu'à un état d'esprit?
L'Africain est admiratif de l'Europe, de l'Occident. L'Europe n'est pas mauvaise, sinon on ne viendrait pas! Mais on trouve des choses piétinées, aussi. C'est un réel problème pour moi de savoir comment vous allez me traiter si je meurs. Est-ce qu'on va me pleurer? Est-ce qu'on va me mettre dans une fosse commune? Et puis, cinq ans après, on viendrait tout brûler parce qu'il faut enterrer d'autres personnes!
Autour de la mort, pour moi, pleurer les morts, ce n'est pas mauvais. Ce n'est pas bon qu'une civilisation nous dise qu'un homme digne ne pleure pas. Ça ne peut déboucher que sur la dépression, la solitude. Il faut savoir pleurer. Accompagner le mort avec tous les honneurs qui lui sont dus, en lui disant qu'on l'a aimé. Vous, vous rendez honneur aux gens qui ont fait l'histoire, au soldat inconnu, etc. Mais rendons plutôt honneur à nos proches!
Je trouve qu'en Europe, ça devient un peu trop commercial. Tout est déjà préparé (l'endroit, le caveau, l'assurance...) avant la mort, comme pour dire «Puisque je ne suis pas sûr que vous allez me prendre en charge». C'est la civilisation des riches.
En Afrique, dès que quelqu'un meurt, on arrive chez lui, et on donne son nom et de l'argent sur une table. De cet argent, on fera un cercueil.
Et si jamais l'argent donné ne suffit pas, parce que peu de gens sont venus, eh bien, on va sur la route. Si c'est une femme qui meurt, les hommes vont sur la route et mettent une barrière, et si c'est un homme, ce sont les femmes qui vont sur la route. Et on fait la quête.
Si c'est un Joseph, par exemple, qui meurt, on le fait savoir, et les Joseph vivants vont à la morgue...
Mais nous perdons aussi tout ça. Ça coûte tellement cher qu'il y a des familles qui ne savent plus...

As-tu l'impression que la mort fait plus partie de la société africaine, alors qu'ici, on essaye d'oublier, on en parle le moins possible?
Oui, mais c'est triste d'en arriver là. Je connais un prêtre venu du Congo, qui était à l'hôpital, dans le coma. On est allé lui rendre visite, avec mes enfants. Et c'était un cadeau, pour ce prêtre. Parce que les adultes font en quelque sorte leur devoir en rendant visite aux malades, mais les enfants. ça lui a fait quelque chose de magnifique ! Ses neveux, belges, n'étaient pas venus, parce qu'ils avaient peur de la mort.

Pourquoi, en Europe, continent des conquêtes, de l'évolution, pourquoi cette peur?
J'ai un peu peur, je me dis que si j'avais été un réfugié comme les autres, je n'aurais pas eu peur. Par rapport à tout ce que j'ai fait ici, on ne peut pas m'avoir oublié.
Je ne me souviens pas de ce que j'ai dit sur chacune des émissions télévisées auxquelles j'ai participé. Mais les Congolais m'ont vu, et ils n'ont pas oublié. Peut-être que je les ai critiqués, ils le sauront encore!
Je vais modifier mon spectacle.
Au Bénin, par exemple, il y a eu des épisodes sur lesquels je n'ai pas insisté et d'autres sur lesquels j'ai insisté. Montrer qu'on est parti de rien et qu'on est arrivé à ce à quoi on est arrivé, ça a été très bien pris en Afrique. Ça décomplexe.
La partie où je parle de la procédure d'admission comme réfugié politique, ça, c'est pour confronter les gens à la réalité: dire qu'on peut bien sûr quitter son pays, mais qu'il n'est pas si facile que ça d'entrer dans un autre... Ça a fait du bien, ça a un peu calmé les ardeurs d'un public qui a le souhait systématique de s'exiler.
Quant aux Européens qui étaient au Bénin et qui m'écoutaient, ils amenaient exprès leur ami ou amie avec eux, pour leur faire perdre un peu leurs rêves «Viens, tu vas voir comment est conçue la famille, là-bas; tu vas voir comment on est accueilli... »
Donc, je regarde toujours le public avant, et j'essaye de voir ce que je peux dire et ce que je ne peux pas dire... Même en Belgique!

Est-ce que tu trouves que tu as un rôle d'ambassadeur entre Africains et Européens?
Quand je vais aller en Afrique, je leur dirai ce qu'il y a de bien ici: le sens de l'organisation, l'efficacité, la ponctualité. Je n'ai pas le droit de le garder pour moi, il faut que je le partage avec les gens de là-bas.
Dans le domaine, par exemple, de la responsabilité: quand tu as fait quelque chose, tu fais un examen de conscience, plutôt que d'accuser l'autre. En Afrique, ils font souvent, ça, accuser les autres de tous les maux, dénoncer. Je ne me sens pas une mission, mais le devoir de partager tout ça.
Quand je viens maintenant chez vous, je dis que, par exemple, lorsque quelqu'un vieillit, se sent abandonné, c'est dur à vivre.
Nous avons des perceptions différentes des choses, en fonction de notre passé, en fonction de nos intérêts, en fonction de notre culture. Les diverses perceptions s'enrichissent.
Je pense que chacun d'entre nous devrait parler, à sa manière.

À quoi te sens-tu attaché?
C'est une question difficile, parce que je suis déstabilisé. Par le Congo lui-même, d'abord: mes parents sont d'origine du Kasaï, et je suis né au Katanga. Ça veut donc dire que le Katanga, c'est ma région natale. Mais au Katanga, on m'a dit que je n'étais pas chez moi, là-bas: parce que mon grand-père était venu d'ailleurs...
Dès le départ, de par ma naissance, j'ai vu déjà un écartèlement. Maintenant, quand je vais au Kasaï, on ne me connaît pas. À Lubumbashi, on me connaît, mais on ne m'accepte pas...
Mais quand je viens jouer à Uccle, que je vois que les gens sont contents de m'avoir parlé, alors, je me considère comme un citoyen du monde.

Entretien réalisé par François De Smet, administrateur de la Charge du Rhinocéros.

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