«Ah tu viens des cantons rédimés, de chez les ... »
Un spectacle indispensable - La Libre Belgique

L’acteur Serge Demoulin rend hommage à sa région, ses racines. Avec délicatesse, humour et détermination, il dévoile un pan occulté de notre histoire : l’annexion des Cantons de l’Est par l’Allemagne nazie en 1940 et le silence de l’État belge.


Cédric Juliens - Serge, quel est le déclic qui t’a poussé à écrire Le carnaval des ombres ?
Serge Demoulin - Ce désir, je le porte en moi depuis longtemps. Je rêvais de faire un spectacle sur «cette chose». Mais je ne m’en sentais pas capable. J’ai d’abord sollicité un auteur. Michael Delaunoy m’a
poussé plus loin : «il n’y a qu’une personne qui peut l’écrire, c’est toi.»

C. J. - Pourquoi ?
S. D. - J’ai rencontré un Monsieur (Paul Dandrifosse, qui a été enrôlé de force) qui m’a transmis de la documentation, presque une thèse, sur ces questions. A ce moment, j’ai reçu les réponses que je n’ai pas eues à 20 ans. Notamment de la part de ma famille. J’ai alors pris la liberté d’écrire. Quand j’en ai parlé à mon père, sa réaction a été : «tu es fou! Tu ne peux pas faire ça».

C. J. - «Ça ?»
S. D. - Réveiller des choses, des bisbrouilles, des crises non réglées, le souvenir de dénonciations, par exemple. Tout ce qui s’était échangé, après la libération, avant qu’une chape de plomb ne vienne s’abattre sur cette histoire. Pour mon père, écrire, représenter, signifiait réveiller les querelles intra muros. Mais ma génération veut passer outre. Les fils ne sont pas responsables des erreurs de leurs
pères. Même si, inconsciemment, «quelque chose» se transmet ? Car ce que j’ai reçu de cette histoire étant gamin, c’est avant tout le silence. Il y a de quoi raconter, pourtant : ma mère avait perdu son
père à la guerre ; mon père, ses deux frères. Des bribes surgissaient lors des fêtes de famille. Sous le coup de l’alcool, l’émotion ressortait, en magma, toujours en très peu de mots. Et moi, gamin, j’absorbais tout ça comme une éponge.

C. J. - Ce spectacle, c’est une tentative des fils de rétablir la vérité des pères ?
S. D. - Il s’agit plutôt d’une page d’histoire à établir, tout simplement. Ce qui s’est passé à l’Est de la Belgique durant la période 1918-1944, est ignoré des livres d’histoire. Notamment l’annexion forcée des Cantons par l’Allemagne nazie. Une annexion sauvage, c’est-à-dire non juridique - il n’y a pas eu de traité d’annexion signé par les deux pays. En cherchant, on découvre que la Belgique avait tenté de revendre cette région en sous-main aux Allemands, un peu avant la guerre. Qu’à cette époque déjà, la propagande nazie y tissait ses réseaux culturels, avant 1940, sous l’œil débonnaire de Bruxelles. Il était nécessaire d’écrire cette page. Ce travail de recherche passait également par un travail de mémoire au sein de ma famille : donner la parole à ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu s’exprimer. Actuellement, tout se passe encore comme si «cela» n’avait pas existé. Il fallait donc simplement établir les faits avant d’essayer de rétablir quoique ce soit. Tant que cette parole ne sera pas dite, on restera toujours «des Boches».
Michael Delaunoy - À la libération, beaucoup d’instructions judiciaires ont été menées à l’encontre des «collabos», dans les Cantons. Or, après enquête, il apparaît qu’il n’y a pas eu plus de faits de collaboration que dans les autres régions du pays. On était dans la moyenne nationale. Mais une grande suspicion a pesé, et pèse encore aujourd’hui, sur cette région et ses habitants.
S. D. - Au départ, il y avait chez moi une peur de prendre la parole. Après, on se rend compte que ce n’est pas si difficile que cela – au contraire, ça fait du bien de l’avoir dit. Ca permet de comprendre, de se réapproprier son histoire. Quand on jouera à Malmedy, j’espère que les gens parleront de cette histoire, de leur biographie. Que cette prise de parole contribuera à apaiser les consciences, au-delà des querelles anciennes. Les générations d’avant s’étaient construites un mur de silence. En ’47, ils avaient dû échafauder une paix sociale sur des non-dits. Pour continuer à vivre ensemble, tout simplement.

C. J. - Est-ce l’identité de minoritaires qui voudraient faire entendre leur voix ?
S. D. - Quand je suis arrivé à Bruxelles, dès que ça parlait de la guerre, je me taisais. Qu’est-ce que je pouvais bien dire ? Maintenant, j’assume l’ensemble de cette identité, avec ses contradictions. C’est le Carnaval qui fait le lien. S’il m’arrive de ne plus voir les gens du village pendant un an, je les retrouve au Carnaval comme si je les avais quittés la veille. Retourner au Carnaval, c’est essentiel. Il m’est arrivé une année de quitter Bruxelles au sortir d’une représentation, pour rejoindre la fête à Malmedy, y passer la nuit. Dans le spectacle, le Carnaval est un personnage central. C’est dans les moments
de fête que l’inconscient resurgit, via l’alcool, au moment où on s’y attend le moins. Au Carnaval, le Bourgmestre remet les clés symboliques de la ville au Trouv’lé, le bouffon. Il les garde pendant 4
jours. Alors tout devient permis. La fête contient aussi sa part d’ombre, triste, due à l’alcool – mais il en sort toujours quelque chose.
M. D. – Dans le spectacle, le Carnaval agit comme un contrepoint léger au thème dur et grave de la nazification de la région, mais aussi comme un catalyseur. Le personnage central, un certain Serge Demoulin, y porte à un moment donné l’uniforme de la Wehrmacht comme déguisement. Ce qui provoque une espèce de catastrophe collective et intime. On n’aborde pas l’histoire de façon didactique mais comme une émotion qui fait problème. Ceci dit, autour du spectacle, il y aura une parole construite, étayée, documentée sur les faits abordés. Je pense notamment aux références à Klaus Barbie, qui
sont inconnues du public scolaire. Pour notre génération, à Serge et à moi, le procès Barbie a été un événement marquant. J’ai eu l’intuition qu’il devait figurer dans le récit, qui se situe entre ’87 et ’90, une période évidemment marquée aussi par la chute du mur de Berlin.

C. J. - Le comédien est comme le fou du village qui dit tout haut une parole obscène. Ressens-tu un plaisir d’incarner le bouffon ?
S. D. - Oui. Je me situe du côté du bonimenteur de foire, du griot africain. Mais ce rôle me fait peur aussi.
M. D. - On touche aussi à l’importance de la mémoire orale, écrasée par la culture de masse.

C. J. - Je cite un extrait du texte : « Moi qui ne voulais plus jamais entendre parler de cette histoire, voilà que je n’ai plus assez de dents dans la bouche pour lui faire barrage. » Un barrage au désir ou à la honte ?
S. D. – Il y a d’abord une lutte contre un sentiment d’ignorance. Il m’a fallu du temps pour récolter des informations qui m’ont permis de comprendre ce qui s’est passé. Aujourd’hui encore, beaucoup, dans la région, ne connaissent pas les faits. Ensuite, la honte d’avoir eu des gens de ma famille qui ont porté l’uniforme allemand. Serrer les dents pour garder le silence. On ne parle pas de cette histoire dans la famille. Alors qu’en fait, ce n’est pas si grave d’en parler. Ce qui est sûr, c’est que tant qu’on n’en parle pas, ça se transmet dans les gènes. Mon père, 76 ans, m’a dit : «Parle, toi. On te fait confiance». Je lui ai apporté une ébauche du texte : «de toutes façons, m’a-t-il dit, tu ne pourras jamais comprendre». Et pourtant. Dans le village, le spectacle est annoncé, il y a des affiches, ça commence à se savoir. Un jour, je tombe sur mon père en train de discuter dans le salon avec un homme de son âge. De «ça». Ils ne se parlaient pas avant. Récemment, on a retrouvé des lettres datant de 1919 : des habitants de la région, dont mon grand-père, qui demandaient le rattachement de l’enclave wallonne à la Belgique. Le théâtre commence à libérer la parole, au village, chez nous.

C. J. - Michael, comment rendre cela sur un plateau de théâtre ?
M. D. - Dès le départ, j’ai vu dans ce projet une vraie nécessité sur le plan historique, politique. Je ne savais rien de cette histoire. Et je trouve incroyable qu’elle demeure si méconnue. Il y a une nécessité de partage. Au théâtre, j’aime quand la grande histoire passe par les individus, les cellules familiales. J’ai poussé Serge à écrire à partir de son propre point de vue, qui est celui d’une identité forcément problématique, ce qui est très nourrissant pour le théâtre. Et j’ai servi de dramaturge au sens de «questionneur du sens». On est donc partis sur la piste de l’auto-fiction. Serge se met en jeu luimême et mélange sa propre histoire à des éléments de pure fiction. Sur le plan de l’interprétation, l’enjeu, c’est de trouver un point d’équilibre précaire entre le jeu d’acteur, qui suppose une forme d’incarnation, et le positionnement du narrateur, du conteur, plus distancié. Toucher le point sensible sans tomber dans le psychodrame. Théâtraliser l’intime. La dureté de la thématique, le fait de jouer dans la région aussi, nous ont poussés à adopter un rapport convivial au public. Sinon on risquait d’être rattrapés par un ton sévère ou donneur de leçon. On s’est fixé comme contrainte de pouvoir jouer le spectacle n’importe où, dans des salles de théâtre ou des cafés, à l’intérieur ou en plein air. L’idée est qu’il ne faut pas d’obstacle technique à la circulation de cette parole. Serge accueille les gens, il les reçoit. Il est le conteur, suscite les images en nous. Nous travaillons sur le lien de parole, ici et maintenant. Sur un espace commun à l’acteur et au spectateur, et sur l’acte de livrer certaines choses comme si elles étaient improvisées, comme si elles ne pouvaient arriver qu’ici et maintenant, ce qui est parfaitement vrai, tout en étant un leurre.

C. J. - Serge, y-a-t-il des moments où tu te sens dans l’impudeur ?
S. D. – Ce n’est pas facile. Il faut une mise à distance. Quand des gens viennent voir un filage, j’ai une mémoire émotionnelle qui m’arrive. Je suppose que cela se maîtrisera avec le temps et la technique.

C. J. - Apporterez-vous des modifications au texte après la première à Malmedy ?
S. D. – J’intègrerai certaines remarques, sans doute. Mais il ne faut pas rendre cette parole trop sérieuse. Tout cela n’est qu’une proposition artistique, une manière d’approcher le silence. De tourner autour. Après tout ce travail, je comprends mieux le silence de mes parents. Il n’y a peut être rien à en dire mais il faut que ce rien s’exprime.

Entretien de Cédric Juliensavec Serge Demoulin et Michael Delaunoy
19 décembre 2011

Retour à la page précédente